LE(S) « CORPS POLITIQUE(S) » DANS L’ESPRIT DES LOIS DE MONTESQUIEU
Denis de CASABIANCA[1]
■ RÉSUMÉ: Cet article cherche à déterminer les usages de l’expression « corps politique » dans L’Esprit des lois, pour préciser le regard que Montesquieu porte sur la réalité politique, et comment il entend poser son questionnement par rapport à la tradition contractualiste et jusnaturaliste. Dans les rapports qui existent entre les différents « corps politiques », se joue l’unité du « corps politique ». La monarchie modérée ne saurait exister sans une bonne composition des puissances.
■ MOTS CLÉS: Hobbes; Montesquieu; Pufendorf; communauté politique; corps; législateur; monarchie; union.
Un relevé des usages du terme « corps » dans L’Esprit des lois semble important pour spécifier le regard que Montesquieu entend porter sur la réalité politique. L’usage du terme est discret, et on peut le rapporter aux textes que Montesquieu écrit sur des questions scientifiques, qui concernent le corps vivant animal ou celui des plantes (voir McLelland, 1981). Dans L’Esprit des lois, Montesquieu ne déploie pas de vision « organiciste » de la société, et l’usage des métaphores renvoient essentiellement à un imaginaire mécaniste (voir Benrekassa, 1982-3). Pourtant, lorsqu’on s’interroge sur la façon dont Montesquieu pose la question de l’union politique (voir Jacot-Grapa, 1999), on peut se demander s’il y a vraiment lieu d’opposer une vision mécaniste à une vision organiciste de la société. En effet, pour celui qui parle comme un « cartésien rigide » (voir son discours lu à l’Académie de Bordeaux le 1er novembre 1719 et le 20 novembre 1721, Essai d’observations sur l’histoire naturelle; Montesquieu, 2003), le corps vivant est une machine, et il est bien présenté de cette façon lorsqu’il en est question dans L’Esprit des lois (EL, livre XIV, chapitre 2). Dès lors, ne faut-il pas rapporter ce vocable du « corps » aux autres métaphores mécanistes que l’on peut rencontrer? Le terme corpus n’a pas de sens spécifiquement organique en latin; il désigne toute unité de parties, telle que l’existence des parties est impossible sans leur appartenance au tout, que le tout est affecté par ce qui advient aux parties et que, pourtant, l’existence du tout est indépendante de chacune de ces parties considérées à part. L’expression corpus politicum est d’une extraordinaire plasticité. De ce fait, la notion peut être le lieu et l’instrument des transformations de la pensée juridique et politique. Il y a peut-être chez Montesquieu un usage stratégique à dégager, qui ne peut apparaître que si l’on a en tête les types de questionnement qui existent dans la tradition philosophique chez ceux qui s’interrogent sur la constitution du « corps politique ». L’expression est effectivement utilisée dans par toute la tradition jusnaturaliste (voir Derathé, 1995, p.4103). Montesquieu entend déployer une problématique politique originale par rapport à des penseurs comme Hobbes et Pufendorf. N’a-t-on pas un usage détourné de ce vocable dans L’Esprit des lois qui témoignerait de la façon dont Montesquieu entend placer son questionnement politique?
Rappelons brièvement que chez Hobbes, dans le De corpore politico, on trouve la métaphore de la tête pour caractériser l’union politique (non pas comme un organisme mais comme une personne). Dans le De cive, on trouve l’image de la machine que l’on démonte, pour rendre compte de sa composition; c’est le modèle opératoire de la « machine automate », du « corps artificiel » qui assure une autonomie à la nouvelle science que Hobbes entend fonder. C’est dans ce cadre que le schéma contractualiste vient jouer, pour penser rationnellement les fondements du corps politique. Si le frontispice du Léviathan affiche la métaphore du corps de l’homme individuel, et si le texte d’ouverture qui le commente en fait son élément rhétorique, c’est sous le principe épistémologique mis en place dans le De cive. La physique sociale doit permettre de penser l’union véritable et de présenter ce qui entraine la « dissolution » du corps social (Léviathan, chapitre XXIX). Chez Pufendorf, les deux derniers livres (VII et VIII) du Droit de la nature et des gens se présentent explicitement comme une théorie du corps politique. Pufendorf reprend l’opposition entre le corps politique (unité) et la multitude (séparation), mais la débarrasse d’une référence au schéma mécaniste. Cela lui permet de poser sa version du pacte: la constitution d’un peuple en corps exige une double convention (d’association et de soumission). Dans le dernier chapitre du livre VIII (chapitre 12), sur la dissolution, il distingue la liaison physique (corps naturels), la liaison artificielle (résultat de la technique) et la liaison morale (institution humaine). En distinguant ces trois modes de production de l’unité, il disjoint l’artificialisme technique (maîtrise de la nature) la constitution juridico-politique qui opère sur les volontés, ce qui est une façon de rejeter le constructivisme hobbien. Si les thèses de ces deux auteurs diffèrent et s’opposent en bien des points, il faut relever qu’ils déploient une problématique de la souveraineté et un schéma contractualiste, ce qui apparaît à travers la question du « corps politique ». La métaphore mécaniste (présente dans un cas, absente dans l’autre) vient souligner l’option contractuelle proposée.
Il nous semble qu’il y a chez Montesquieu un usage discret mais stratégique du « corps politique ». Discret, car il peut passer inaperçu. Comme le terme ne se rapporte effectivement pas à la problématique du « meilleur gouvernement » (EL, I, 3), on peut le considérer, lorsqu’il apparaît, comme un terme neutre, qui serait comme la trace résiduelle d’un vocable traditionnel. Si la notion de corps politique n’a pas de place constitutive dans l’horizon théorique de Montesquieu, on peut alors se demander si son usage circonstanciel ne vient pas souligner un écart par rapport à ceux pour qui elle joue centralement. Si le « corps politique » n’est pas au centre la problématique politique de L’Esprit des lois, c’est justement que Montesquieu n’engage pas le questionnement politique dans la voie qui interroge la souveraineté (en cela, il congédie également Hobbes et Pufendorf); mais sa présence est bien stratégique dans le sens où Montesquieu réinvestit le champ métaphorique de la mécanique utilisé par Hobbes pour s’y opposer. Si l’on veut vraiment s’opposer à l’artificialisme hobbien, il ne faut pas prendre la posture « morale » de Pufendorf. Assurément, Montesquieu se situerait, pourrait-on dire, « de tout cœur » du côté de cet illustre prédécesseur, mais si l’on veut démonter la machine absolutisme, il faut aussi renoncer à la voie contractualiste. C’est un autre angle d’attaque que propose Montesquieu; une autre façon d’appréhender la réalité politique et une autre façon de s’opposer à Hobbes. En partant de l’examen historique des gouvernements, en dégageant leur mode de fonctionnement (à partir de la distinction qu’il fait entre les « structures » et les « principes » des gouvernements, EL, III, 1), on peut mettre à jour la réalité de l’absolutisme hobbien qui apparaît sous les traits de la mécanique despotique. L’usage des métaphores mécanistes vient souligner l’opposition que Montesquieu fait entre la monarchie, régime modéré, et le despotisme dont le principe est la crainte. L’usage des images liées à la dynamique des fluides permet d’interroger le devenir des monarchies et le passage, souvent insensible, vers le despotisme (voir Casabianca, 2000). De ce point de vue, l’usage des images est bien chargé d’une dimension normative. Mais on ne peut bien prévenir du risque despotique qu’en donnant les moyens effectifs de corriger positivement l’ordre politique existant (voir Casabianca, 2003), en inventant en situation l’ordre modéré des pouvoirs, la bonne composition des puissances sociales. Il nous semble que le vocable du « corps » joue bien dans L’Esprit des lois à ceux deux niveaux: s’il peut souligner la dimension polémique de certains passages, et s’il renvoie à l’opposition monarchie/despotisme qui participe de la dimension normative de la typologie des gouvernements, il témoigne d’une façon plus générale de l’approche de la réalité politique et du savoir des lois que Montesquieu met en œuvre.
Le terme « corps » dans L’Esprit des lois prend donc place dans un dispositif textuel qui permet à la fois de souligner comment il faut appréhender la réalité sociale (dimension épistémologique), et qui indique les enjeux politiques de cette façon de voir (avec l’opposition entre les régimes modérés et le despotisme). Avant de repérer certaines des occurrences qui traitent de l’unité du corps politique, on donnera un aperçu et une classification de l’ensemble des occurrences du terme « corps ». On peut distinguer cinq types d’usage. Le premier consiste dans l’usage du terme au pluriel, pour désigner un ensemble constitué dans la société. Il renvoie au vocable des « corporations », de ce que Pufendorf appelle les « corps subordonnés », pour les distingué du « corps politique ». Ces occurrences sont utilisées pour désigner des instances qui prennent part à l’ordre social; on peut les regrouper ici sans distinguer les modalités particulières d’intervention, ni les « ensembles » de niveaux divers que recouvre l’emploi de ce terme: « peuple en corps » ou « corps du peuple », « corps des nobles », « corps du clergé », mais aussi « corps législatif », « corps de magistrature », etc. C’est de loin l’usage le plus important quantitativement, avec une concentration dans la partie politique de l’ouvrage. On trouve vingt-six occurrences du livre II au livre VIII, puis, dans le seul livre XI, quarante-sept occurrences dont trente-neuf dans le seul chapitre 6 consacré à la constitution d’Angleterre! Après cet usage presque excessif, on ne trouve plus que neuf occurrences du livre XV au livre XXV. Mais, dans la dernière Partie, le vocable revient en nombre assez important (du livre XXVII au livre XXXI, on trouve onze occurrences). Le deuxième type d’usage, au singulier, est plus rare (onze occurrences), mais on verra qu’il intervient à des lieux stratégiques (notamment en III, 7, à propos de la monarchie). On trouve également des expressions du type « vivre en corps », qui peuvent intéresser la façon dont est perçu le vivre ensemble par les individus. Un quatrième ensemble d’occurrences concerne l’examen des rapports entre les nations. Deux expressions sont alors utilisées: celle de « corps politique » interroge le statut de la république fédérative (comment les républiques peuvent se défendre, puisqu’elles doivent être de petite taille relativement à leur fonctionnement intérieur), celle du « corps de l’empire » concerne l’espace despotique, ou le devenir des monarchies qui tendent à la conquête. Dans ces usages, la question de l’unité est également posée dans sa dimension spatiale. Enfin, dans les derniers livres de L’Esprit des lois, on trouve une série d’occurrences concernant le « corps des lois », puisque c’est dans cette partie de l’ouvrage que Montesquieu examine les textes de lois comme des « monuments » qui permettent d’interroger le devenir des sociétés (voir Casabianca, 2001).
C’est en III, 7 que l’on trouve la première occurrence du terme « corps politique » au singulier, et il semble bien que Montesquieu cherche à lier la question du rapport des corps au problème de la constitution d’un corps, pour voir comment les parties concourent au bien du tout. Le chapitre porte sur l’honneur comme principe de la monarchie, et le texte déploie une double métaphore. D’un côté la monarchie est comparée au « système de l’univers » (le mouvement des corps renvoie alors aux particuliers, c’est-àdire aux nobles: « Il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers »); mais d’un autre côté, Montesquieu dit que le principe donne « vie » au « corps politique » (il insiste en III, 8: l’honneur « donne la vie à tout le corps politique, aux lois et aux vertus même »). Les images se doublent pour mettre en évidence une approche d’ensemble de l’ordre monarchique: la référence physicienne n’est pas explicative, mais elle éclaire, elle met en évidence un mode de fonctionnement, une « économie » d’ensemble; terme qui peut aussi bien qualifier l’économie de l’univers que l’ « économie animale ». De fait, si le propos de Montesquieu dans ce chapitre s’accorde avec ce que l’on sait d’une dissertation que le savant Bouillet avait fait sur la cause de la pesanteur des corps (1720), et qui avait remporté le prix de l’académie de Bordeaux, il s’accorde aussi avec ce que Montesquieu dit lui-même dans un autre discours académique, le Discours sur l’usage des glandes rénales (lu le 25 août 1718): « Quand on considère ce nombre infini de parties qui travaillent toutes pour le bien commun, ces esprits animaux si impérieux et si obéissants, ces mouvements si soumis et quelquefois si libres, cette volonté qui commande en reine et qui obéit en esclave, cette réparation continuelle de force et de vie […] quelles grandes idées de sagesse et d’économie! […] tout concourt pour le bien du sujet animé ». C’est effectivement cette idée d’une harmonisation des mouvements qui est présentée, et qui caractérise l’animation de la monarchie. Par opposition, le despotisme apparaît comme une mécanique rigide régie par une nécessité aveugle: l’unité sous l’empire du despote n’est que factice, car le despotisme est le régime de la séparation. Les individus mus par la crainte sont semblables à des corps morts qui ne composent pas ensemble un corps véritable. Dans la monarchie « bien réglée », ce n’est pas le prince qui ordonne tout, mais il fait lui-même partie d’un système dont on peut comprendre le fonctionnement. On est alors renvoyé à l’image de la machine que Montesquieu utilise en III, 5: « Dans les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut; comme, dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible ». Dès lors l’image du corps vient souligner cette problématique législatrice qui s’inscrit également dans une opposition normative entre monarchie (modérée) et despotisme; c’est ainsi que Montesquieu entend résoudre le problème qu’il a posé en ouverture de L’Esprit des lois (question du gouvernement le plus conforme à la nature): « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une, pour la mettre en état de résister à une autre; c’est un chef-d’œuvre de législation, que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence » (EL, V, 14).
C’est dans ce cadre que joue l’usage de l’expression au pluriel, « Les corps politiques ». L’usage du mot est justifié par le fait qu’il s’agit toujours de désigner une entité dont la cohésion permet de la distinguer d’autres corps. Même lorsque le terme est utilisé au singulier, il renvoie toujours en ce sens à une pluralité. L’expression ne désigne jamais à proprement parler une « classe sociale », même s’il est vrai que lorsqu’elle désigne un groupe (des individus considérés ensemble, en corps) la cohésion du corps vient du fait que ses éléments ont des intérêts communs, qu’ils ont des origines et des formations propres qui les distinguent d’autres groupes « sociaux ». C’est peut-être d’abord cet aspect que l’on retient quand il est question du « corps des nobles » (par exemple, EL, II, 2), du « corps aristocratique » (EL, XI, 13) ou du « corps des plébéiens » (EL, XI, 18). Pourtant la qualité de « corps » ne résulte pas d’une simple cohésion sociale, mais se rapporte à un rôle politique. L’explication historique qui souligne en quoi les esclaves ne forment pas « un corps séparé » manifeste ce point (EL, XV, 14). Il n’y a, à proprement parler, de « corps » que s’il s’agit d’un « corps politique » (EL, II, 4). Il faut qu’une fonction dans l’ordre et la distribution des pouvoirs soit reconnue au corps, et c’est surtout cette fonction qui va lui assurer une cohérence en le rapportant à d’autres corps (dont il se distingue et auxquels il s’oppose). Ainsi les corps sont moins des « parties » de la société, des ensembles sociaux par rapport au tout de la population, que des participants à l’ordre politique. Ou, ce qui définit une partie, c’est moins qu’elle soit une « part de... », que le fait qu’elle « participe à... ». Ce qui définit la particularité d’un corps, c’est son mode de participation aux pouvoirs. En ce sens, on peut déjà dire que l’usage de la métaphore manifeste un renouvellement du questionnement politique, et l’abandon d’une problématique centrée sur l’idée de souveraineté: ce sont les modalités de la participation aux pouvoirs qui intéressent Montesquieu.
Dans cette problématique de la bonne combinaison des corps politiques, il faut à la fois examiner la fonction à remplir, et comment doit se former le corps politique pour qu’il la remplisse convenablement. Le « corps politique » n’est pas donné préalablement à l’analyse constitutionnelle, au contraire, c’est la réflexion sur l’ordre d’ensemble qui permet de dégager les caractéristiques du corps particulier (par exemple, voir EL, V, 7). Il faut aussi s’interroger sur les limites qui vont définir le bon fonctionnement du corps politique (par exemple quelles limites faut-il donner pour que le peuple juge bien en corps; EL, VI, 5). Cette question des limites donne son sens à la combinaison conflictuelle des corps-puissances, puisque seules les puissances sont effectivement capables, en s’opposant entre elles, de se limiter mutuellement. Si les puissances se définissent mutuellement dans leurs rapports (puisque ce qui les constitue en tant que puissance, ce qui les circonscrit, c’est aussi la limite que constitue les autres puissances), ces rapports définissent proprement la « constitution » d’un État (Montesquieu utilise également ce terme dans son acception physiologique, par exemple lorsqu’il parle de la « constitution de la machine » qui est le corps, Essais sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères). Cette constitution dépend donc des corps constitutifs et de la nature des liaisons qui la constitue. En ce sens, on peut dire que les corps politiques sont toujours intermédiaires, ils sont les moyens de l’exercice du pouvoir qui prévient les dérives absolutistes: « Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire les lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différents entre les particuliers » (EL, XI, 6). En s’opposant mutuellement, les corps politiques sont donc toujours modérateurs. Si l’expression « corps intermédiaire » a été consacrée à propos de la monarchie, il faut bien constater qu’elle vaut aussi pour la république comme régime modéré. Cela apparaît clairement lorsque ces modérateurs sont justement absents (EL, VIII, 6), ou lorsque la corruption des principes est telle qu’aucun corps ne peut plus remplir sa fonction modératrice (EL, VIII, 12). L’usage de l’expression « corps » au pluriel s’accorde bien avec l’image du corps-machine. Les corps désignent ici les parties, et par cette analogie avec l’ordre machinal, l’approche des régimes politiques peut être structurelle: rapportés à des fonctions essentielles, il s’agit de voir comment les incarner constitutionnellement (dans la distribution institutionnelle des pouvoirs) et socialement (dans le jeu des puissances). Le corps désigne cet organe qui prend place dans un ensemble où il compose avec d’autres corps. La pluralité interne est ainsi pensée en termes conflictuels. Le texte cherche à présenter les modalités de la participation comme autant de façons de lier les puissances entre elles pour qu’elles jouent, dans leur dynamisme propre, en se tempérant mutuellement. Dans ce jeu des corps, c’est bien l’unité du corps qui est engagée.
Il apparaît bien que la métaphore lexicalisée du corps ne se réduit pas à la simple désignation des corps politiques. Si elle n’est pas toujours présente, son utilisation est régulière et cohérente. La dimension organique de l’image ne peut être niée, mais elle n’est pas le signe d’un organicisme simpliste. Montesquieu n’assimile pas la société à une totalité organique pour la rattacher à un ordre naturel. Chez lui la métaphore mécaniste ne s’oppose pas à celle du corps vivant, mais vient l’éclairer. Montesquieu lutte non pas pour imposer une nouvelle métaphore, mais pour en détourner le sens. On a dégagé un premier ensemble de problèmes tournant autour de l’ordre intérieur et de l’exercice coordonné des puissances pour limiter le pouvoir, mais l’image du corps permet aussi de renvoyer à la question de l’extension du pouvoir, de son exercice sur un territoire. À ces deux niveaux il s’agit de penser les rapports entre le tout et les parties pour comprendre en quoi consiste l’union politique. Avec l’image du corps, les problématiques peuvent se croiser et se renvoyer l’une à l’autre; l’harmonie équilibre (il faut composer les puissances entre elles) et l’harmonie proportion (l’espace territorial ne doit pas être démesuré, dépasser un certain rapport) sont les deux versants d’une même modération. Le fait de lier ces questions est essentiel pour la monarchie, puisque l’extension de son empire s’oppose à la modération du pouvoir du prince. Les références tournent autour du régime monarchique, dans son opposition avec le despotisme, mais aussi dans ses différences avec l’autre régime modéré, la république (avec la question du corps fédéral). On peut dire qu’avec l’image du corps, il s’agit de cerner les problèmes constitutifs de toute monarchie modérée. Du coup, l’image n’aurait pas simplement une portée descriptive; l’image est bien physique (physiologique), mais la perspective n’est pas physicienne (voir Casabianca, 2008). L’image engage une norme de l’activité législatrice qui cherche à réguler ce corps politique.
D’une certaine façon, si l’on compare l’usage de cette métaphore avec celui que l’on trouve chez Hobbes ou Pufendorf, on voit en quoi elle engage toute la problématique de l’auteur de L’Esprit des lois: il s’agit de s’écarter des problématiques de la souveraineté, en ne posant plus la question de l’unité du « corps politique » abstraitement, comme le font ceux qui considèrent sa genèse contractualiste. C’est dans l’histoire même, dans la dynamique singulière qui définit chaque ordre social qu’il faut penser l’union politique. Il faut donner au législateur les moyens d’appréhender la réalité sur laquelle il doit légiférer, en lui montrant par où il peut « proposer des changements » (EL, préface). L’ordre n’est pas entièrement construit, et il ne s’agit pas de penser sa genèse rationnelle; pour Montesquieu, la raison législatrice s’applique en situation (EL, I, 3), c’est-à-dire qu’elle intervient par inflexions sur une réalité qui se constitue également indépendamment de ses interventions. C’est pourquoi le législateur doit avoir une vue d’ensemble sur cette réalité sociale où « tout est extrêmement lié » (EL, XIX, 15); il doit voir comment les différents aspects de cette réalité se rapportent les uns aux autres, ce qui définit précisément l’esprit des lois (EL, I, 3), afin de pouvoir penser des dispositifs efficaces qui permettent la modération politique. Ainsi le « corps politique » n’est pas pensé comme un modèle (la forme idéale et légitime de la communauté politique), il reste une métaphore qui engage chacun à exercer un coup d’œ il, c’est-à-dire qui invite à penser en situation les modalités qui permettent effectivement à un régime modéré de se constituer et de perdurer dans le changement incessant des choses.
■ ABSTRACT: This paper aims at determining the diverse uses of the expression « political body » in the Spirit of the laws, to precise how Montesquieu considers the political reality, and how he intends questioning it in comparison with the contractualist and jusnaturalist tradition. The relations between the different « political bodies » are essential to constituting the unity of the « political body ». The moderate monarchy cannot exist without composing the powers and conciliating them.
■ KEYWORDS: Hobbes; Montesquieu; Pufendorf; body; législator; monarchy; political community; unity.
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[1] Docteur en philosophie à l’Université Aix-en-Provence (2002) et professeur agrégé de philosophie enseignant en lycée à Marseille/FRANCE. Essai reçu à octobre/2007 et approuvé à novembre/ 2007.
[2] Nous ne notons que les références utilisées. Pour de plus amples informations bibliographiques, le lecteur pourra se reporter au répertoire présenté par Louis DESGRAVES (1988). Voir également, de 1989 à 1996, les notices bibliographiques annuelles publiées dans le Bulletin de la Société Montesquieu, et, depuis 1998, dans la Revue Montesquieu. On trouvera les informations concernant la Société Montesquieu et la Revue Montesquieu sur le site: http://montesquieu.ens-lsh.fr/.