THÉORIE DU ROMAN ET THÉORIE DE LA RÉVOLUTION DANS LA PENSÉE DE SARTRE

 

Cristina Diniz Mendonga CREMA[1]

 

RÉSUMÉ: En redonnant vie au problème de la transformation des formes tout au long de l'itinéraire de la pensée de Sartre de la "philosophie pure" à la "monographie historique concrète", cette étude essaie de reconstituer quelques moments du processus de gestation de la synthèse sartrienne entre Philosophie, Roman et Révolution. La "monographie historique concrète" aurait-elle chez Sartre la fonction de succédané pour la "Philosophie Traditionnelle" et pour le "Roman Traditionnel"? Ce qui semble conduire l'itinéraire sartrien - de L'être et 1e néant à L'jdiot de 1a famille -, c'est la recherche d'une forme philosophique, littéraire et historique qui présuppose, sous-jacente, une Théorie du Roman indissolublement Me a une Théorie de la Révolution, plus précisément, à une théorie de la temporalité révolutionnaire qui recèle en elle-même la marque décisive de l'expérience politique de la Guerre, d' Occupation et de la Résistance.

 

UNITERMES: Théorie du Roman; théorie de la Révolution; Philosophie traditionnelle; Résistance; apocalypse .

 

Marx disait que les Allemands ont pensé ce que les Français ont fait, c' est-à-dire qu'ils ont élaboré la théorie d'une révolution qui a eu lieu de l'autre côté du Rhin. Sartre - Un promeneur dans Paris insurgé (titre de sa série de reportages sur l'Insurrection parisienne d'août 1944) - n'a guère eu besoin que de franchir la Seine pour élaborer théoriquement ce que les autres, les Résistants, ont fait dans la pratique politique. Sans avoir besoin de chercher ailleurs, Sartre, a. notre avis, a développé la théorie d'un "programme Musique" qui "s'est réalisé point par point sous [ses] yeux" , comme il écrit dans l'un de ses sept reportages publiés, au fur et à. mesure des événements, dans le journal Combat. Sous les coups de feu des barricades de 1944, une théorie de la révolution éclate.

En nous interrogeant sur la nature de cette théorie forgée à. chaud durant une époque de "haute température historique" (pour utiliser l' expression de Jaurès reprise par Sartre), et en essayant de reconstituer Ie processus de sa gestation, il nous a paru qu' elle tend vers une nouvelle forme de narration (pour ainsi dire) à la fois historique, philosophique et littéraire. Quelle forme?,

Si Marx et Engels ont parle de "décomposition de l Esprit Absolu" (et désormais il n'est plus possible - si 1'on veut " comprendre la réalité humaine dans ce qu' elle a de concret" , comme Ie dit Marcuse dans Culture et Société - de faire de la "Philosophie Traditionnelle"), T. Adorno parle de "décomposition de la forme romanesque" (puisque les conditions sociales n' offrent plus les matériaux adéquats pour la narration - "on ne peut plus narrer, alors que la forme du roman exige la narration" -, il n' est plus possible de faire du " Roman Traditionnel", affirme 1' auteur dans Notes sur 1a Littérature, Flammarion, p. 37 et 41). On en résulte un double problème pour un certain type de réflexion philosophico-littéraire contemporaine. D'une part, quelle serait la nouvelle façon de conserver ''l'unité synthétique", pour employer une expression récurrente chez Sartre, réalisée dans l'Esprit Absolu hégélien? D' autre part, pour revenir à Adorno, comment rester fidèle a 1" 'héritage réaliste" de la forme narrative ("Ie realisme lui était immanent") et "suggérer Ie reel", "dire ce qui existe vraiment"? (Notes sur 1a Litterature, p. 37 et 39).

Ou, pour formuler ce dernier problème dans les termes sartriens, comment penser un nouveau "réalisme" qui, tout en préservant la subjectivité, "montre l' homme réel au milieu du monde réel"? ( Questions de méthode, p. 37).

On pourrait considérer l' œuvre sartrienne comme un moment de ce processus de modification historique de la forme philosophique et littéraire. Le problème de la forme de survivance de la philosophie et de la littérature a notre époque fut toujours au centre des préoccupations théoriques de Sartre.

Déjà dans Cahiers pour une morale, l'auteur écrit: "Hegel représente un sommet de la philosophie. A partir de lui, régression. Marx apporte ce qu'il n'avait pas donné entièrement [...]. Dégénérescence marxiste ensuite. Dégénérescence allemande post-hégélienne. Heidegger et Husserl petits philosophes. Philosophie française nulle" (p. 67). Plus tard, réfléchissant sur l'ensemble de son propre travail, Sartre fait une affirmation qui pourrait étonner à première vue: "Si, il y a eu deux oeuvres de philosophie pure: L'Être et le néant et Critique de la raison dialectique, mais c'est un peu en dehors de ce que j'aime faire" (Entretiens avec Michel Sicard, 1977-1978, in Essais sur Sartre, Galilée, p. 380).

Mais si ce que Sartre "aime faire", la vraie nature de son oeuvre, ne se trouve pas dans la "philosophie pure", cela ne se trouve pas non plus dans le "roman traditionnel'' (pour reprende l'expression d'Adorno). En 1970, interrogé sur les raisons qui l'auraient conduit à abandonner le roman pour écrire des biographies (le roman serait-il devenu "une forme littéraire impossible"?), l'auteur répond: "Il n'y a plus d'univers naturel du roman et il ne peut plus exister qu'un certain type de roman: le roman "spontané", "naif" (Situations, IX, dorénavant Sit., p. 122). Et dans un entretien postérieur, Sartre dit que, même en étant fort "fasciné" par le style de Madame Bovary, il sait très bien que l'on ne peut plus écrire comme Flaubert: cette sorte de roman appartient "à un monde qui est un peu passé" (Essais sur Sartre, p. 154).

 

Par conséquent, ni "philosophie pure" ni "roman traditionnel" (dont 1 expression la plus authentique serait, selon Adorno, justement Ie roman de Flaubert). QueUe en serait alors !'issue? "Pour rna part, je la trouve dans mon travail sur Flaubert, qu'on peut d' aiUeurs considerer camme un roman. Je souhaite meme que les gens disent que c' est un vrai roman " (Sit., IX, p. 123). Quelque temps plus tard, cette idee de "vrai roman" pour designer L 'icliot de la famile est relativisee: "D'abord il faut en venir a !'idee de roman. J'ai peut-etre exagere un peu quand j' ai elit que c' etait un roman [ ... ]. Ce roman n'est pas en fait un roman" (Essais sur Sartre, p. 148) . Dans ce "vrai roman" , dans ce roman qui est et qui n'est pas un roman, reside, selon Sartre lui-meme, 1'essentiel de son oeuvre : "Le Sain t-Genet et L 'idiot de la famile me paraissement tout a fait representer ce que j' ai chercM" (Essais sur Sartre, p. 380). Partant de 'Tetude d'un cas concret" (L 'Icliot de la famille, I, dorenavant I.F. , p. 7) pour tenter de reconstituer 1'universalite de toute une epoque historique, ce genre de travail biographique (dont l' aboutissement est l' etude sur Flaubert) represente pour Sartre une maniere de demontrer sa "methode progressive-regressive": "L'Idiot de la fa mile est la suite de Questions de methode" (I.F. , I, p. 7) .

Or, il se peut que l'idée conductrice de cette méthode sartrienne d'investigation - l'idée de synthèse universel singulier - ait été esquissée (quoique d'une manière encore très imprécise) au cours de la réflexion faite par Sartre, à la veille de la guerre, sur Ie roman social américain. Plus que cela, il nous semble que l' Insurrection de 1944 ait eu pour Sartre la valeur d'une preuve - une preuve historique - pour cette idée (envisagée vaguement dans Ie roman américain) de synthèse entre Le singulier et 1 universel. Tout se passe comme si la " fulguration" de l"Apocalypse de 1944 " , pour utiliser l' expression de Sartre, avait réalisé effectivement un idéal de synthèse que l'auteur, jusqu'alors, poursuivait à tâtons. Mais peut- etre Ie probleme n' est-il pas tout à fait bien posé. Il faudrait considérer aussi Ie sens inverse: cette synthèse que Sartre a vue historiquement réalisée en 1944 se trouverait déjà obliquement anticipée (comme idéal philosophique et littéraire) dans sa réflexion de la veille (ou même du début) de la guerre. Confirmée par la preuve de l'histoire, l'idée sartrienne de synthèse universel-singulier peut se développer jusqu'à prendre la forme achevée d'une méthode qui vise, par Ie moyen de la biographie historique concrète, a "découvrir en chaque conjoncture, indissolublement Mes, la singularité de l' universel et l' universalisation du singulier" (Cit., IX, p. 190).

La biographie historique concrète, le "vrai roman", comme succédané pour la "Philosophie Traditionnelle" et pour le "Roman Traditionnel"? Sartre ne le dit nulle part, certes. Mais partout dans son oeuvre on peut surprendre, en filigrane, l'idée de biographie comme une sorte d'ersatz des formes philosophique, littéraire et historigraphique traditionnelles une tentative pour dépasser les impasses de ces formes. En ce sens, on pourrait peut-être considérer la méthode sartrienne d'investigation, le "vrai roman", comme la recherche d'une nouvelle forme de narration (s'il est possible d'adapter cette catégorie à une situation contemporaine) philosophique, littéraire et historique qui présuppose, sous-jacente, une théorie du roman indissolublement liée à une théorie de la révolution, plus précisément, à une théorie de la temporalité révolutionnaire qui recèle en elle-même la marque décisive de l'expérience politique de 1944 . C' est cela que nous tenterons de développer.

"Flaubert, comme tous ses contemporains, a rendez-vous avec la Révolution de février. [...] Pourtant, il ne fut pas au rendez-vous" (I.F., III, p. 443 et 444). "Il a manqué le rendez-vous de 1848" (ibid., p. 660). Si Sartre lui-même, comme tous ses contemporains, a rendez-vous avec l'Insurrection de 1944, il n'a pas manqué ce rendez-vous. A la différence de Flaubert, Sartre fut au rendez-vous de 1944 - bien sûr, non pas avec des armes, non pas comme combattant ("je n'ai fait que porter quelques valises'', Sit., IX, p. 101), mais comme un écrivain qui veut faire le récit de ce qu'il voit.

"Flaubert est à l'opposé de ce que je suis" , affirme Sartre (Interview, Le Monde, Ie 18 avril 1964) . Cela vaut du moins pour Ie cas de l' attitude des deux écrivains[2] au moment d'une insurrection révolutionnaire (Et aussi pour leur style de raconter ce moment-la, mais j'y reviendrai). La réponse de Flaubert à la "pression de l' Histoire" elit Sartre, c' est ' 'la fuite la plus eperdl,le" : "Jamais il ne s' est senti plus éloigné de la politique: entre février et mai 1848, il a tout autres soucis" (LF., III, p. 445 et 446) . Ce n' est pas du tout le cas de Sartre. Au contraire de Flaubert - et marne de Baudelaire qui "a choisi de vivre If? temps à rebours", de "nager à contre-courant" du "grand fleuve" d'idées révolutionnaires du XIXe siècle (Sartre, Baudelaire, p. 152- 153) -, $artre se laisse tout à fait emporter par ' 'la force des choses" . Pris par ce processus total de transformation historique - processus qui engage la collectivité tout entière -, Sartre, face à "une ville en fusion" , découvre à chaud l'Apocalypse" , c' est-a-dire ce moment totalisant et totalisateur capable de supprimer la distance entre l'indiVidu et l'histoire, Ie singulier et l'universel - moment de "vraie dialectique historique", lit-on dans les Cahiers pour une morale (p . 429) . Durant "Ie triomphe de l'Apocalypse" de 1944 (expression avec laquelle l' auteur désigne cette Insurrection-la, conQue encore comme un instant ou l' histoire et son sens se fondent), Sartre voit donc un exemple historique privilégié de synthèse entre Le singulier et l'universel.

Comment faire le récit de ce moment de synthèse historique? "Je ne raconte que ce j'ai vu", c'est ainsi que Sartre commence sa série de reportages sur la Libération de Paris. Mais de quelle manière Sartre raconte-t-il ce qu'il voit? Prétendant saisir sur le vif le processus social en cours - un processus de transformation historique accélérée -, Sartre est amené à adopter la rapidité d'un style de reportage socio-journalistique. Nous disions tout à l'heure qu'il va au rendez-vous de 1944 en tant qu'écrivain qui veut témoigner de ce qui se passe. Il faudrait préciser: écrivain-reporter. Comme Maxime du Camp - qui, contre les conseils de son ami Flaubert, se met au milieu de la foule de 1848 ("il veut faire [...] un reportage sur le massacre", I.F., III, p. 446), Sartre, "au milieu de la foule de 1944", veut lui aussi faire un reportage, mais non pas du massacre, non pas d'une " révolution manquée" , tout simplement d'une Insurrection victorieuse.

Or, cette forme - celIe du reportage - adoptée par Sartre pour reconstituer ce moment historique-Ia de synth se entre Ie singulier et universel, c'est exactement la forme qu'il avait examen, a la veille de la guerre, dans Ie roman social américain ­ dans ce roman ou Sartre semble avoir trouvé la première inspiration pour son idée postérieure d'universel singulier. Loin du style de narration par laquelle Flaubert évoque, dans L'Education sentimentale (que Sartre a d' ailleurs toujours critique), la Révolution de 1 848 , Ie recit sartrien de 1944 a comme modèle la technique d'un roman ne d'1 autre côté de l'Atlantique. II convient donc de regarder en arrière pour essayer de comprendre le sens de ce chemin parcouru par l'auteur.

En 1938, Sartre clôt un article sur Dos Passos avec ces mots apologétiques: "Je tiens Dos Passos pour Ie plus grand écrivain de notre temps" (Sit., I, p. 24) . On risquerait de ne pas bien comprendre la vraie portée d'un si grand éloge, et à quel point il est daté, si 1'on ne tenait pas compte de ce que 1938 signifie pour Sartre. La menace imminente de la guerre, tout en révélant ' 'révélant" 1'Histoire, révélait en même temps Ie manque d'instruments toriques pour la saisir : "L' Histoire [ ... Je l'entourais et m' enserrait comme tous nos contemporains, elle me faisait sentir sa présence. J'etais mal outillé encore pour la comprendre et la saisir, mais pourtant je ne voulais plus" (Les carnets de la dr61e de guerre, dorénavant C.D.G., p. 227) . OU trouver des instruments pour la saisir? Pas dans 1' ' 'idéalisme'' de la tradition culturelle française: "les circonstances nous imposent de rompre avec nos prédécesseurs : ils avaient opté pour l'idéalisme ... "(Sit. II, p. 256) . Le processus de transformation historique radical, "imposant" la nécessité d'une pensée "qui ne fut pas seulement une contemplation" (C.D.G. , p. 227) et, par conséquent, ébranlant 1' univers de 1' ' 'idéalisme universitaire français, amène Sartre a chercher dans Ie roman social américain une alternative pour comprendre l"'histoire réelle" .

Mais pourquoi la solution pour les problèmes théoriques imposés par les "circonstances" d'une Europe à la veille de la guerre pourrait-elle se trouver dans un roman qui viendrait d'un autre continent?

A partir de 1938, c' est-a-dire a partir du moment ou toute une génération d'intellectuels français perd les illusions d'une "histoire individuelle bien cloisonnée", l'individu, comme l'indique Sartre, ne peut plus être saisi séparément - " il se surprend en voie de généralisation et de dissolution" dans Ie tout social (Prière d'insérer pour L 'Age de Raison et Ie Sursis, reproduit dans Les Écrits de Sartre, p. 11 3). A ce moment-là, Sartre envisage dans le roman social américan un chemin qui permette de développer le problème - mis à l'ordre du jour par le mouvement de l'histoire lui-même - des rapports entre le particulier et l'universel.

Dans l' eloge sartrien de 1938 au roman américain (particulièrement celui de Dos Passos), opposé au roman français[3] s' esquisse pour la première fois chez Sartre, a notre avis, Le point de vue qui sous-tendra plus tard son idée d' universel singulier. Regardons-y de plus près : "Comme il est simple, ce procédé, comme il est efficace: il suffit de raconter une vie avec la technique du journalisme américain, et la vie cristallise en social [...]. Du même coup le problème du passage au typique - pierre d'achoppement du roman social - est résolu. Plus n'est besoin de nous présenter un ouvrier-type, de composer, comme Nizan dans Antoine Bloyé, une existence qui soit la moyenne exacte de millers d'existences. Dos Passos, au contraire, peut donner tous ses soins à rendre la singularité d'une vie. Chacun de ses personnages est unique; ce qui lui arrive ne saurait arriver qu'à lui. Qu'importe, puisque Ie social l'a marqué plus profondément que ne peut faire aucune circonstance particulière, puisque Ie social c'est lui" (Sit., I, p. 22) . Bien que tout à fait unique, singulier, irréductible, chaque personnage de Dos Passos recelait en lui-même Ie social, ou plutôt c'est Ie social. Or, ce passage incarne parfaitement l' esprit de l'idée sartrienne d' universel singulier: Ie singulier portant en soi l'universel, ou inversement, 1 universel saisi au cœur même du singulier. Cette idée (qui guidera la "méthode progressive régressive", et particuli rement l' étude sur Flaubert) semble donc avoir connu sa première ébauche chez Sartre au cours de sem analyse du roman américain - ce roman qui, tout en montrant Ie social enclave dans "la singularité d' une vie", illumine une conjoncture historique vécue par Sartre comme un moment de vraie suppression de la distance entre l'individu et Ie tout social.

C'est à ce moment-là où la base de la culture française s'effondrait tout en annonçant l'ébranlement de son sol historique "il nous parut que le sol allait manquer sous nos pas" (Sit., II, p. 242) -, que Sartre, contre la tradition "idéaliste" locale, paraît envisager dans la forme littéraire américaine une piste pour penser un nouveau "réalisme" - "Le réalisme de la temporalité" propose plus tard dans "Qu' est-ce que la littérature? " (Sit., II, p. 327) . Le premier signe de ce "réalisme de la temporalité" , Sartre 1' entrevoit, nous semble-t-il, déjà en 1938 chez Dos Passos : "Le temps de Dos Passos est sa création propre : ni roman, ni récit. Ou plutôt, si 1'on veut, c' est Ie temps de 1 histoire" (Sit., I, p. 16). Cette lecture de Dos Passos annonce déjà, dans une conjoncture ou, comme le dit Sartre, ''l'historicité reflua sur nous" (Sit., II, p. 243), la littérature de 1 historicité réclamée par 1 auteur presque dix années plus tard, en 1947 .

Faisant un bilan de !' influence de la littérature américaine sur toute une génération d'intellectuels français qui a développé une "littérature de situations extrêmes " (" Que font Camus, Malraux, Koestler, Rousset etc., sinon une littérature de situations extrêmes?" - Sit. II, p. 327), Sartre écrit : "Quant aux Américains […], nous avons reconnu en eux des hommes débordés, perdus dans un continent trop grand comme nous l'étions dans l' histoire et qui tentaient, sans traditions, avec les moyens du bord, de rendre leur stupeur et leur délaissement au milieu d'événements incompréhensibles. Le succès de Faulkner, d'Hemingway, de Dos Passos […] ce fut Ie réflexe de défense d'une littérature qui, se sentant menacée parce que ses techniques et ses mythes n' allaient plus lui permettre de faire face à la situation historique, se greffa des méthodes étrangères pour pouvoir remplir sa fonction dans des conjectures nouvelles" (Sit., II, p. 255-256)[4]. Dans cette littérature d'une Amérique sans traditions, lieu d'hommes "débordés", "perdus" au milieu "d'événements incompréhensibles" , la " génération intellectuelle" de Sartre, cette génération dont la tradition culturelle venait d'être balayée par l'ouragan" de l'histoire, perdue elle aussi dans un monde considère incompréhensible, se reconnaît, c'est-a-dire y voit son propre portrait. Ne pouvant plus se voir reflété dans Ie miroir de sa propre histoire culturelle - dans ce miroir qui pendant la "bonace trompeuse", selon les mots de Sartre, avait reflète lumineusement, et "mensongèrement", !'image du beau et " calme jardin de la pensée française", pour utiliser l' expression ironique de Merleau-Ponty -, cette génération cherche son image dans une Amérique elle aussi a la recherche de son identité - terre de " The Misfits" , pour me servir du titre d'un film de John Huston. Ce recours aux "méthodes étrangères", méthodes de la littérature d'un monde déchiré, dévoile la situation historique d'une Europe qui semblait aller a la derive et, plus que cela, anticipe la conjoncture particulière d' une France qui sera bient6t occupée par des étrangers, lacérée, déracinée, dépouillée de ses traditions - devenue "un monde sans tradition" , comme l'écrit Sartre dans son journal de guerre ("La mort dans l'âme" , Fragments de journal, Oeuvres romanesques, Pléiade).

Empruntant donc, a la veille de la guerre, la technique d'une littérature qui a fleuri ailleurs, en "se greffant des méthodes étrangères", Sartre essaie de se mettre à l'heure du processus social qui se déroule auprès de lui . Cet "emprunt délibéré", pour reprendre l' expression de l'auteur, c'est bien, comme il le dit, "le réflexe de défense d'une littérature" qui se sentait "menacée". Mais c' est en même temps, pour adapter ce que Adorno écrit, dans un autre contexte, au sujet de Kafka, "la réponse anticipée à une constitution du monde, ou l' attitude contemplative est devenue un sarcasme sanglant, parce que la menace permanente de la catastrophe ne permet plus à personne d'être un spectateur neutre" (Notes sur 1a litterature, p. 24).[5]

Cette "réponse anticipée" à une catastrophe qui s' annonce imminente pourrait etre decelee dans un autre article de Sartre, écrit quelques mois avant la déflagration de la guerre, sur Ie roman américain: "D'où vient que Faulkner et tant d'autres avaient choisi cette absurdité-la […]? Je crois qu'il faut en chercher la raison dans les conditions sociales de notre vie présente. Le désespoir de Faulkner me paraît antérieur à sa métaphysique: pour lui, comme pour nous tous, l' avenir est barré. Tout ce que nous voyons, tout ce que nous vivons, nous incite à dire : "Qa ne peut plus durer" et cependant Ie changement n' est même pas concevable sauf sous la forme de cataclysme. Nous vivons au temps des révolutions impossibles, et Faulkner emploie son art extraordinaire à décrire ce monde qui meurt de vieillesse et de notre étouffement" (A propos de Le Bruit et la Fureur - La temporalité chez Faulkner, juin-juillet 1939 , Sit., I, p. 74) . Ces mots qui viennent clore l' article pourraient être lus comme une préfiguration du " cataclysme" historique qui éclatera bientôt. C' est sans doute la guerre comme " expérience de l'absurdité du monde" qui se trouve obliquement anticipée dans ce passage sur Ie roman de Faulkner. Mieux: c'est Sartre lui-même qui décrit la nécessité historique de " ce monde qui meurt de vieillesse" et, ce faisant, parle avant Ie temps des transformations sociales profondes de l' époque. Cette "reponse anticipee" (qui semble anticiper aussi la reflexion philosophique sur la temporalite developee dans L 'etre et 1e neant) presuppose une idee de temporalite qui recele en soi, comme une plaie sanglante, la marque douloureuse du " desespoir" et de l' "absurdite" (attribues au roman de Faulkner) d' une epoque dominee par la terreur du totalitarisme nazi (a la montee duquel Sartre avait personnellement assiste durant son sejor a Berlin, en 1933- 1934) . C'est à ce moment-la, ou '' l'avenir est barré", que commence, à partir d'un roman de Faulkner, la réflexion sartrienne sur la temporalité.[6]

Mais qu'est-ce que le temps dans cet essai de 1939? "Le présent de Faulkner est catastrophique par essence: c' est l'événement qui vient sur nous comme un voleur énorme, impensable, - qui vient sur nous et disparaît. Par-delà ce présent il n'y a rien, puisque l' avenir n'est pas" (Sit. , I, p. 66)[7]. Si l'on considère que plus tard Sartre décrira la conjoncture vécue à la veille de la guerre avec Ie meme ton, et les mêmes mots ("les événements fondent sur nous comme des voleurs", Sit., II, p. 254), qu' il décrit la temporalité dans Ie roman de Faulkner, on peut mieux comprendre tout le sens 'de sa profonde "admiration" pour cet écrivain: Ie present "catastrophique" de Faulkner dit au sujet du présent historique de la France de 1939 ce que Sartre alors ne parvenait pas, ou ne pouvait pas encore, dire complètement. La temporalité tragique de ce roman américain illumine le temps historique d'une France qui marchait vers une tragédie. Regardons-y mieux.

En 1947, réfléchissant sur cette conjoncture de 1939 ("ou la pression historique nous écrasait" - Sit. II, p. 236), Sartre décrit ce qu'il pressentait alors: " quelque chose nous attendait dans l'ombre future, quelque chose qui nous révélerait à nous-mêmes peut-être [ ... J avant de nous anéantir; Ie secret de nos gestes […] Je réside en avant de nous dans la catastrophe à laquelle nos noms seraient attachés" (Sit., II, p. 243) . Face à l'impossibilité de freiner cette marche tragique vers la "catastrophe" (présentée comme une sorte de néantisation), face à l'impossibilité d' ordonner, à la manière de Faust, "Temps, suspends ton vol" , la réflexion sartrienne de 1939 sur Ie roman de Faulkner, exprimant obscurément ce qui semblait alors un inévitable travail de destruction fait par Saturne, transforme Ie temps en destin. A ce moment-la ou "les jeux sont faits" ("nous n' avons rien à faire: nous n'avons plus jamais rien à faire" , écrit Sartre, peu avant la capitulation, dans son journal de guerre, p. 1561), Ie processus historique en cours apparaît obliquement à l'intérieur de la réflexion sartrienne comme l'incarnation de la fatalité propre à une grande tragédie. "Tout est absurde", affirme Sartre reprenant ensuite ces mots de Macbeth : "La vie est une histoire contee par un idiot, pleine de bruit et de Jureur, qui ne signifie rien" (Sit. , I, p. 73) .

" La plupart des grands auteurs contemporains […] ont tenté de mutiler Le temps [...] Proust et Faulkner l'ont simplement décapité, ils lui ont donné son avenir' , (Sit. , I, p. 71). Mais dans cette analyse sartrienne de 1939, c'est Ie temps qui, "comme un voleur énorme, impensable", mutilé et décapité l'homme, déchire son être, dévoré son avenir: "L'homme passe sa vie à lutter contre Ie temps et Ie temps ronge l'homme comme un acide, l'arrache à lui-même et l'empêche de réaliser l'humain" (Sit., I, p. 37).[8] Dans cette image d'un temps qui déchire et dévore - image qui pourrait bien évoquer Ie Saturne peint par un Rubens ou par un Goya -, il est possible d' entrevoir Ie portrait d'une époque pleine de bruit et de fureur d'une vraie tragédie. OU, plus particulièrement, Le portrait (préfigure) d'une France qui marche vers Ie fatidique 13 juin 1 940: "Paris est déclarée ville ouverte", on lisait ce jour-là partout sur les affiches. Le lendemain, la Wehrmacht pénétrait dans un "Paris désert" - une "ville sans regard" (Die Stadt ohne Blick), diront les Allemands. Sans regard et sans avenir - ''l'occupation a dépouillé les hommes de leur avenir", écrit Sartre (Sit., II, p. 29) -, cette France qui venait d' entrer à l' heure allemande[9] est le symbole d'une temporalité tragique qui dévore tout un monde et condamne une génération à "persévérer sans espoir" (Sit., II, p. 254).

C' est la fatalité de la capitulation de la France et, comme on Le croyait alors, l'irréversibilité de la marche de l' Allemagne nazie vers une Hégémonie européenne ("temps irréversible", dit Sartre), qui se trouverait ainsi obliquement préfigurée dans la réflexion sartrienne faite a la veille de la guerre. Tout en voulant parler de la temporalité dans un roman américain, Sartre parle également (quoique de manière voilée) de la temporalité historique de la France. Plus que cela, on pourrait peut-être dire que l' essai de 1939 sur Faulkner anticipe le statu quo de la France de 1940, ou mieux, ce serait une sorte de contemporain philosophico-littéraire du présent politique de la France de la débâcle. C' est cette France déchirée de 1940, où l'on attend la mort "comme une victime propitiatoire" (selon Sartre dans son journal de guerre, p. 1570), qui s'insinue déjà dans la réflexion de 1939 sur la temporalité dans le roman de Faulkner, cette temporalité "catastrophique" qui conduit fatalement à la mort.

Traversée par Ie mouvement de l'époque, la réflexion sartrienne de la veille de la guerre - cette sorte de chronique oblique d'événements "catastrophiques" - pourrait être considérée comme une anticipation du "monologue intérieur de la France occupée" mentionne dans Qu 'est-ce que la litterature? (Sit., II, p. 258). L'idée d'une temporalité qui réalise un travail de destruction irréversible, contre lequel toute résistance serait inutile, nous donne l'image préalable du processus que l'on appelle souvent " dégradation de l'esprit public" pendant la " drôle de guerre" - processus qui débouche sur Ie " fatalisme" et sur la "résignation" de 1940: "un monde qui ne résiste jamais" ; "on ne nous avait demandé que notre patience", écrit Sartre dans son journal de guerre (p. 1575 et 1578).[10]

Ne pouvant plus faire l'histoire ("nous pouvons souhaiter la victoire des Anglais ou des Allemands mais nous nous sommes mis hors de jeu, totalement neutralisés", lit-on dans La mort dans l'âme, p. 1584), les Métiers de l'effondrement de 1940 la conçoivent comme une sorte de "course à l'abîme" ou, pour me servir de la maniere dont Ie jeune Sartre avait défini la tragédie, "tous les personnages, quoi qu'ils disent, quoi qu'il se fassent, avancent vers leur fin" ("L'art cinématographique", Les Écrits de Sartre, p. 549). Cette idée d'une temporalité tragique (préfigurée, comme nous venons de Ie voir, dans l' essai sur Faulkner) amène Sartre a penser Ie processus historique en cours comme un mécanisme de forces aveugles, irrationnelles, absurdes, comparables aux phénomènes de la nature. D'où Le recours aux métaphores de grandes catastrophes naturelles pour désigner la conjoncture de 1939-1940: "nous étions au centre d'un cyclone"; "Le déluge est venu" (Sit. II, p. 252 et 259). " Cyclone", "déluge", ou encore "catastrophe céleste" et "cataclysme" - nous voilà parmi des tragédies de la nature que nul ne pourrait éviter. "Contraints par les circonstances à découvrir la pression de l' histoire, comme Torricelli a fait de la pression atmosphérique... " (Sit., II, p. 251). Or, cette identification récurrente entre processus historique et processus naturel exprime parfaitement la réalité d'une France dépouillée de son propre temps historique: "Nous vivons sans mémoire et sans avenir, dans l'instant", écrit Sartre après la défaite (La mort dans Fame, p. 1583). "Sans mémoire et sans avenir" , cette France de 1940, condamnée à durer "dans l'instant", à durer en de; à du temps (car l'instant, selon L'être et le néant, p. 170, est " intemporel" ), est conçue comme étant en dehors du processus historique - jetée hors de l' histoire : "Nous sommes […] stérilise des vivants éternels, comme des protozoaires", lit-on encore dans Ie journal de Sartre (p . 1582) . "Hors de jeu", "neutralisée", "anéantie", la France de ces "années terribles", cette France dont la mémoire historique fut arrachée par un "voleur impensable", privée ainsi de ses "grands souvenirs" (expression par laquelle Marx désignait Ie "culte du passé" révolutionnaire français) , plongea dans la durée d' une "nuit du non-savoir" (Sit., II, p. 251) - domaine de forces obscures et incompréhensibles. "Tout notre univers s'est effondré, nous ne comprenions rien", dit une contemporaine.[11]

Que reste-t-il dans cette France qui, comme l'affirme Sartre, "a perdu ses souvenirs"? "La mort dans l'âme, si l'on pense au titre du journal de guerre de l'écrivain (titre repris, comme on le sait, pour Le troisième tome des Chemins de la liberté) . On pourrait ajouter, pour utiliser une expression de L 'etre et le néant, un énorme "pouvoir néantisant". "n n'y a que la Mort qui se voit", écrit Sartre en juin 1940 . "Mort: guerre morte, mort dans le ciel, ville morte . . . ] et nos coeurs que nous avons tués cet hiver, par crainte de souffrir" (La mort dans Fame, p. 1565). "Le grand escompte historique" de ces années (Sit., II, p. 242) condamne toute une génération a durer dans un monde déraciné : "Comme les champignons [ ... Je vivons à fleur de terre. Et lorsqu'un camp meurt [...] il pourrit et sèche à la surface du sol et se transforme en poussière anonyme sous Le soleil" (La mort dans l’ame, p. 1581).

"Goût amer' , d'une époque qui pourrait bien incarner concrètement cette définition sartrienne du Néant: "Le néant est la possibilité propre de l'être et son unique possibilité" (L'être et le néant, dorénavant E. N. , p. 117) . Au moins a ce moment-la, moment de "mort dans l'âme" et dans les choses, l'idée abstraite d'un Néant qui "hante l'être" (ce Néant qui est "la condition première [...]  de toute enquête philosophique ou scientifique", E. N. , p. 46) ne deviendrait-elle pas historiquement concrète? Serait-ce exagéré de dire que nulle part, hormis cette France "anéantie" par "la dureté des temps" (Sit., II, p. 251), on ne pourrait voir, dans une pareille pureté, "le néant iriser le monde, chatoyer sur les choses", bref, "éclore dans le monde"? (E .N. , p. 58). Si dans cette conjoncture-la le néant était en fait l'unique possibilité de 1'ere, il y aurait peut-être lieu de penser que l'image abstraite du monde présentée dans "ce couple indissoluble, L'être et le néant" (E .N. , p. 159) expose obliquement la réalité d'une France dont 1' être historique fut anéanti - la France de la fatalité du "calvaire" de 1' occupation, comme 1' écrit Sartre dans Les Lettres Françaises (clandestines).

Et pourtant c'est justement dans L'être et 1e néant que ron voit s' esquisser, pour la première fois chez Sartre, l'idée d'une temporalité qui guérit - idée qui rompt avec le caractère de fatalité (présent, comme nous 1 avons VU , dans 1' essai de 1939) du travail de destruction effectue par le temps : "Le temps ronge et creuse, il sépare, il fuit . Et c'est encore à titre de séparateur - en séparant 1homme de sa peine ou de 1' objet de sa peine - qu'il guérit" (E .N. , p. 169) . Lei, encore comme dans 1' essai sur Faulkner, le temps "ronge et creuse" , mais son travail de destruction n' est plus fatal. Le même mouvement qui même à la destruction peut mener aussi à la guérison. Le temps n' est donc plus pensé comme destin tragique; son mouvement n' apparait plus comme irréversible ou univoque.

Ce dépassement de l'idée d' une temporalité " catastrophique" (dont le travail de destruction est irréversible, c' est-a-dire auquel il est impossible de résister) dans l'idée d'une temporalité qui guérit, qui est salut, pourrait être considéré comme 1' autre aspect - 1' aspect philosophique - de l'itinéraire historique de la France: de la " catastrophe" de 1939- 1940 a la Resistance. Bien que ne se mouvant qu'à l'intérieur de la problématique traditionnelle de la philosophie, la réflexion sur la temporalité développée dans L'être et 1e néant semble détecter obscurément, à l'insu de 1' auteur, la réalité du mouvement de Résistance qui alors se faisait déjà sentir.

Il est désormais devenu possible, comme l'idée sartrienne d'une temporalité qui guérit Ie laisse entrevoir, de résister à l'irréversibilité d'un temps qui, en 1939, mutilait les hommes en leur "volant" 1' avenir et en écrasant tout espoir. Le cours de 1' histoire va bient6t d8faire Ie mythe de l'irreversibilite de la victoire nazi dans 1'Europe. Le mouvement de résistance, en France et en dehors de la France, commence à ronger ce mythe qui, jusqu' alors, avait été vécu comme destin inévitable. D'abord, les Anglais tinrent Ie coup. On sait, par les mémoires d' époque, à quel point la résistance anglaise représenta pour les contemporains un ébranlement de la réputation d'invincibilité de la Wehrmacht.[12] En France, même si la Résistance ne flit durant longtemps qu' une "anarchie combattante", selon 1' expression de de Gaulle, elle permit à toute une génération de ne plus vivre 1 histoire comme destin, ou plus t6t de " briser Ie destin" , pour utiliser une expression de Sartre. Si les jeux ne sont pas faits , il devient possible d'échapper à la durée d'un monde qui ne résiste jamais".

"Résister : c' est le cri de vous tous qui ne vous résignez pas […]. Mais c'est surtout agir, […] reprends Le combat" - proclame Ie numéro 1 de Résistance (bulletin officiel du Comité national de salut public, 15 décembre 1940, l'une des premières feuilles clandestines) . Si la catastrophe de 1940 a pu signi Ie "vol" des " grands souvenirs" du passé révolutionnaire français , la Résistance représente une tentative délibérée de récupération de ce paūūe.[13] "La Patrie en danger - 1792-1943 : comme nos grands aïeux les volontaires de la levée en masse - Parisiens aux armes!”, lit-on, par exemple, sur une affi des Francs-tireurs et partisans. Tout au long de ce passage de la France de la fondement à. la France du "Choix", pour me servir des deux sous-titres du film de Marcel Ophuls sur l'époque, "Le chagrin et la Pitié", un vocabulaire nouveau s'impose: action, choix, liberté. Si dans la France de la débâcle on était condamné à. ne rien faire , dans la France de la Résistance[14] on est condamné au choix, c' est-a. ire "condamné à. être libre" (E .N. , p. 168), pour mettre Ie problème dans les termes de L 'etre et 1e néant (puisque choix et liberté sont identifiés dans ce livre) .

La Résistance met ainsi à. l' ordre du jour Ie problème (que Sartre avait déjà. envisagé dans la philosophie de l' histoire d'Aron) du libre choix dans l'histoire : "Pendant la Résistance, en effet, il semblait y avoir une possibilité de décision libre", dit Sartre (Sit., IÙ, p. 100) . Et dans La Républi du Sol ce, l' auteur a fait que, durant la Résistance, " Ie choix que chacun faisait de lui-même était authentique puisqu'il se faisait en présence de la mort" (Sit. III, p. 12).[15] C' est donc la question du "choix historique", développée philosophiquement dan¬ L 'être et 1e néant, que la Résistance incarne concrètement.

D'après L 'être et le néant, comme on le sait, c' est par la signification donnée au passé (problème de la révision du passé à partir d' une décision , ou du sel Dans Une décision , prise dans Ie present) qu' une société humaine "devient historique" , "s'historialise" (E .N. , p. 557) . Dans cette perspective, on pourrait dire que la "décision" de la Résistance de redonner un sens au passé révolutionnaire français: (reprendre ce passe "a. Áitre de monument, ou utiliser Le langage de L'être et 1e néant) , signifie pour Sartre Ie retour de la France au temps historique. Tout se passe comme si "la dynamique temporelle" (qui "correspond à 1 écoulement matériel ou, suivant la terminologie kantienne, au cours du temps" , E.N., p. 169) allait finalement prévaloir sur "ce que Kant appelle l 'ordre du temps" (qui "se définit tout d' abord par l'irréversibilité" , E. N. , p. 169) .

"Tout maintenant est destiné à devenir un autrefois ", lit-on dans L'être et le néant (p . 169) . Espoir face à une temporalité qui se constitue comme telle parce que, en tant que changement, elle dépasse la durée, la répétition, Ie permanent, l'identique:

"Sans changement point de temporalité, puisque Ie temps ne saurait avoir prise sur Ie permanent et l'identique" (E .N. , p. 182) . Espoir face à une temporalité qui permettra donc de dépasser 1" Ĕabsurde" d'une situation décrite par Sartre de la manière suivante : "La présence de la mort au bout de notre route a dissipe notre avenir en fut , notre vie est "sans lendemain", c' est une succession de présents" (Sit . I, p. 108) .

On ne pourrait pas oublier, bien sûr, que L'être et 1e néant ne se propose que de décrire des essences philosophiques - c'est d' ailleurs, comme l'indique son propre titre, un essai d'ontologie phénoménologique". Mais ces "essences" philosophiques semblent dévoiler, d'une certaine façon, l'essence historique d'une France qui devait faire face à des "situations extrêmes", pour reprendre l'expression de Sartre. S'il se peut que, comme nous l'avons suggéré, l'image abstraite du monde, présentée dans ce livre, exprime (obliquement et à l'insu de 1 auteur, il convient d'insister la-dessus)[16] un processus de " néantisation" réel. il se peut également qu' elle exprime aussi, à travers la réflexion sur la temporalité, la réalité, ou plutôt Le Mythe" , de la Résistance. Mieux: c' est Ie passage d' une France qui demeurait inchangée dans la durée de l'instant, en dela du temps, doäinee par des forces aveugles et irrationnelles, a une France qui retrouve son temps historique, qui "s'historiase" par l'action libre de la Résistance (car "la liberté étant choix est changement", E. N. , p. 553), qui semble être annoncé dans la réflexion sur la temporalité développée dans L'être et 1e néant Connu abstraitement "pendant l' hiver 1939 1940",[17] Écrit entre l'automne 1941 et Ie début de 1943, ce livre anticipait l'été "apocalyptique" d'août 1944 (j 'y reviendrai plus tard) .

"Il fallait nous sauver ou nous perdre [ .. .]". C'est ainsi que l' auteur évoque, dans Qu 'est-ce que la lecture ?, cette conjoncture de la guerre (Sit., II, p. 253) . òe salut, comme Ie dit Sartre au sujet de Proust, serait "dans ñe temps meme" (Si T. , I, p. 70) . Ou, plus précisément, Ie salut viendrait incarné historiquement dans Ie mouvement de la Résistance et philosophiquement dans l'idée d'une temporalité qui guérit. De 1 écrasement de l' espoir à l' invention' ' d'un "espoir neuf" (pour utiliser les mots de Sartre à propos du Tr , d'André Gorz - ce "premier livre d'après la défaite", Sit., N, p. 81): Ie même temps qui détruit peut guérir, peut mener à la Libération.

Cette idée de salut par Ie temps présuppose à la fois " un souvenir et une anticipation", pour reprendre, dans un autre conte, une piste indiquée par Sartre lui-même au cours de son analyse sur la Révolution Française (Questions de méthode, p. 94) . Ce serait un souvenir du passé révolutionnaire de la France et une anticipation de l'itinéraire de la Résistance vers la Libération. C' est ce temps perdu durant l'occupation et reconquis par ' 'l'Apocalypse de 1944" - Ie temps de la Révolution ­ qui semble être préfiguré dans l'idée d'une temporalité qui guérit.

L' Insurrection de 1944 - ce moment de "joie devant l'Apocalypse" - amène cette idée sartrienne d'une temporalité qui guérit à prendre la forme précise de l' apologie de la violence révolutionnaire comme salut. "Le moment de l'Apocalypse" , lit-on dans les Cahiers pour une morale (écrit à la suite de L 'etre et 1e néant, comme on Ie sait) , c'est à la fois " Ie moment de la fête" , de la " générosité" , et " Ie moment de la violence" (p . 429-430) . On verra l' aboutissement de cette idée dans la célèbre préface de 1961, Les Damnés de la Terre , au livre de Franz Fanon " Guérirons- nous? Oui. La violence, comme la lance d' Achille, peut cicatriser les blessures qu'IL a faites" (Sit., {, p. 19œ) . Cette violence qui, au lieu de détruire, guérit, Sartre a cru la voir réalisée en août 1944 .

Ce chemin qui mène de l'idée d'une temporalité tragique et destructrice à l'idée de salut à travers l'action régénératrice de la temporali révolutionnaire, c'est-a-dire de la violence révolutionnaire, passe donc nécessairement par l' Insurrection de 1 944 ce moment de "passage d'un monde ossifié et refroidi à une Apocalypse" , pour reprendre la manière dont Sartre décrit l' instant d' eªplosion révolutionnaire dans la Criti de 1a Raison Dialectique (dorénavant C.R. D., p. 484).[18] À L' origine de l' apologie sartrienne de la violence révolutionnaire se trouve sans doute cette "semaine d'Apocalypse" qui guérit les blessures faites par la guerre et par l'occupationŗ "Tout Paris a senti , dans cette semaine d'aout, que les chances de l' homme étaient encore intactes, [ ... J ces quelques jours ont suffi pour prouver la puissance de la liberté" (La Libération de Paris une semaine d'Epoca 1yp  in Les Ecrits de Sartre) . L' espoir mort en 1940, renaît avec le printemps de la Résistance et devient célébration de l' Apocalypse sous la haute température politique des barricades d'août 1944.

"Il ne peut y avoir de li que dans la lib ration" - écrit Sartre, généralisant philosophiquement l'expérience politique de 1944, dans les Cahiers pour une morale (p . 430) . Et pour qu'il y ait libération on ne pourrait pas se passer de violenceĘ "comme la li opprimée veut se libérer par la force, l' attitude révolutionnaire exi une théorie de la violence comme réplique à l' oppression" - lit-on dans "Matérialisme et Révolution" (Sit., III , p. 217) . Dans la C.R. D., cette idée prend une forme plus définie:

"La terreur, c'est la violence de la liberté commune contre la nécessité" (p . 529) . D'oll 1' explication de la Terreur en tant que "contre violence" (C .R.D. , p. 537) . C'est encore cette idée de violence révolutionnaire comme antidote contre la violence elle-même qui sous tendra les analyses de Sartre sur mai 1968 : "Cette violence des étudiants [ . . . Je n'est, en réalité, qu'une contre-violence. [ ... J TIs font office de contrepoison. [ ... La violence des étudiants et des jeunes travailleurs n'a jamais été que défensive" (Sit., VI, p. 175, 176 et 179).

En essayant de comprendre ce qu'il appelle, dans ses reportages de 1944 Ë naissance de l' esprit insurrectionnelŅ , Sartre arrive ainsi à une théorie de la temporalité révolutionnaire. Comme réponse torique au défi politique vécu, 1' auteur érigé la Révolution en principe conducteur de sa pensée : "La vraie culture, c'est la Revolutionś cela veut dire qu' elle se forge a chaud" (Sit., {, p. 172) . Et dans Qu 'est-ce qu' 1 littérature?, on lit : "Le règne des fi ne peut se réaliser sans Révolution" (Sit., II, p. 298) .

Mais quelle forme historique de révolution Sartre a-t-il en vue» "Nous devons dans nos écrits militer en faveur de la liberté de la personne et de la révolution socialiste" (Sit., II, p. 298). Cela impliquerait, comme pretend 1' auteur, un dépassement de 1' '' etroitesse' ' du mot "révolution" lorsqu'il est identifié uniquement à une révolution bourgeoise, c' est-a-dire lorsqu 'on désigne par ērevolution ê une insurrection politique et qu'on néglige "1 aspect économi ue" de ce changement social. Revolution, dit Sartre, c' est "un pHÉnomène historique comportant à la fois Ie changement du régime de la propriété, Ie changement du personnel politique et Ie recours a L'insurrection" (Sit., II, p. 302) . 'C'est surtout un processus total de transformation historique qui, selon l'interprétation faite dans la C.R.D., II de "la tHÉorie de la révolution permanente" (qui viendrait plus de Marx que de Trotsky), "doit, d'un même mouvement dialectique, s' approfondir sans cesse en dépassant ses propres objectifs (radicalisation) et s'étendre de proche en proche a tout 1 univers (universalisation) ê (C.R.D ., II, p. 11 0- 111 ). ēProcessus de totalitarisation , apocalyptique, qui, comme 1' a}fi  l' auteur dans Questi  de Meth  engendre 'Ŭuniversel concret" - idée dont Ie germe se trouverait deja chez Robespierre: “l’universel chez lui est concret (il est abstrait chez les autres constituants) et [ .. I il se confond avec Ń'idee de totalité. La révolution […] est une totalité en devenir qui doit se réaliser un jour comme totalité devenue" (p. 106) . r, cet "universel concret" qui "se confond avec l'idée de totalité" - ebay CM dans la pensée de Robespierre, dans cette " dialectique naissante" -, Sartre Ie voit incarne dans Ie Résistant. Porte-parole de la collectivité, Ie Résistant est celui qui "se choisissant lui-même dans sa liberté, choisissait la liberté de tous" (Sit., III, p. 14). 11 n' est donc pas conçu comme un simple individu, c' est plutôt Le singulier qui porte en lui 1' universel. Ce que Sartre dit au sujet de l' homme en général - "un homme n' est jamais un individu ; il vaudrait mieux 1' appeler un universel singulier" (I F. , I, p.7) - exprime parfaitement son point de vue sur Ie Résistant, et en particulier sur Ie role qu'il a joué pendant l'Apocalypse de 1944".

"Dans l' Apocalypse - lit-on dans la C.R.D. - […] l'unité syntagMatique est toujours iħi ; ou, si 1'0n preÃere, en chaque lieu de la ville, a chaque moment, dans chaque processus partiel, la partie se joue tout entière et Ie mouvement de la ville y trouve son achèvement et sa signifi tion" (p . 46 1). Dans cette perspective, on pourrait dire, pour reprendre notre fil conducteur, que '' l'unité synthétique" réalisée en 1944 signifierait pour Sartre non seulement la réconcilie  avec l' esprit de 1789 mais aussi la preuve historique de l'idéal de synthèse - entrevu, à la veille de la guerre, dans Ie roman américain - entre Ie singulier et l'universel. Désormais, Sartre n'a plus besoin de chercher cette synthèse ailleurs 1944 fournit, sous ses yeux, ce qu' il poursuivait dans Ie roman de l'autre côté de l' Atlantique. Célébrée comme un instant de vraie ħommunion entre Ie singulier et l'universel, de synthèse historique, la "semaine d'Apocalypse" c' est Ie moment ou la pensée de Sartre peut rejoindre la tradition révolutionnaire française. C'est Ie moment ou toute une "génération intellectuelle" peut de nouveau se sentir chez elle, et, pour me servir librement des mots avec lesquels Hegel exalte l'avènement de la conscience de soi, peut enfin "tel Ie marin après un long périple sur une mer déchaînée, crier: Terre". Il suffit maintenant de franchir la Seine pour retrouver, dans "toute une ville aux barricades", son propre sol historique, son passé révolutionnaire. "Dans Ie present Ie passe restaure", comme disait Baudelaire.

Outre la réali tion eĪective de l'idéal du synthse envisage dans Ie roman américain, l'expérience révolutionnai dù 1944 semble aussi avoir représenté pour Sartre la réalisation de l'idéal de la "philosophie concrète" que, contre lÍ'ideali " universitaire français, il cherchait, à l' avant-guerre, dans la phénoménologie allemande. Que 1'on se souvienne de ses mots dans l' essai de 1939 sur Husserl: "La philosophie française, qui nous a formés, ne connaît plus guère que l' épistémologie. Mais pour Husserl et les pHÉnoménologues, la conscience que nous prenons des choses ne se limite point à leur connaissance. […] Husserl a installé l' horreur et Ie charme dans les choses . […] Nous voila délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la "vie intérieure" […]. Ce n' est pas dans je ne sais quelle retraite que nous ne découvrirons pas : c'est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule , choses parmi les choses, hommes parmi les hommes" (Sit., I, p. 31 -32) . C' est cette "philosophie concrète" que Sartre tentait de trouver a partir de Husserl (une équivoque colossale, comme diraient par exemple Horkheimer et Habermas),[19] Cette philosophie est amalgamée aux situations concrètes du monde, que l' auteur voit confié " au milieu de la foule" de 1944 .

Ce qu'il y a de commun entre les essais sur Ie roman américain et sur la pMnomenoloýe allemande, c' est justement la quête d' une pensée concrète qui puisse "rajeunir" la culture française, pour utili Ie terme employé par Sartre dans Les carnets de la drôle de guerre (p . 228) . La quête d'une pensée capable de saisir Ie " coeur même des choses", comme Ie el l' auteur dans son éloge de Faulkner (Sit. , I, p. 67) . C' est la "découverte" de la " force des choses" qui s' anticipe déjà dans ces essais de la veille de la guerre.

"Je reviens à chercher une solution réaliste", déclare Sartre, durant la "drôle de guerre", tout en annonçant qu 'il avait enfin découvert que la philosophie de Husserl " évoluait vers l'idéalisme" (C.D.G. , p. 227) . C' est cette "solution realiste" que l' auteur entrevoit maintenant, d'une maniere paradoxale, dans la philosophie de Heidegger : " Suffisamment detache de Husserl, desirant une philosophie pathetique, j' etais mur pour comprendre Heidegger. […] Heidegger est l' apparition dans Ie monde d'une conscience libre […]. Et à son époque c' était précisément une époque tragique d' Untergang et de désespoir pour l' Allemagne. [ ... Je' l'attitude de Heidegger est évidemment un dépassement libre vers la philosophie de ce profil pathétique de l'histoire. […]. Ainsi puis-je retrouver cette assomption de son destin d' Allemand dans l' Allemagne miserable d'apres-guerre pour m' aider a assumer mon destin de Français dans la France de 1940 " (C.D .G., p. 227-229) . Cette "philosophie pathetique" d'une "epoque tragique" pour l' Allemagne pouvait, certes, exprimer d' une certaine fayon Ie "profil pathetique de l'Histoire " dans la France de 1 940 . Mais plus que cela, l'assimilation sartrienne de cette "apparition dans Ie monde d'une conscience libre", de cette philosophie "héroïque" (telle que Sartre définit encore la philosophie heideggerienne) , semble déjà préfigurer Ie "programme libre et heroĮque" de la Résistance . On pourrait sďnthetiser en disant que ce "programme" fait dans la réalité ce que Sartre envisage à la fois dans la forme fictionnelle du roman (américain) et dans la forme idéale de la philosophie (de Husserl d'abord et de Heidegger après) .

"Gide [...] et moi [...]nous n'étions que trop disposés à prendre Ie reel pour un décor", écrit Sartre dans Les carnets de la dr61e de guerr après avoir souligné qu'ils partageaient tous les deux un certain "manque" du "sens du réel" - "les événements les plus importants" leur semblaient des "mascarades" (C.D.G. , p. 39 1-392) . Simple manque du "sens du réel"? Dans le cas de Sartre, en effet, on pourrait dire qu 'il pense "les événements les plus importants ", par exemple une explosion révolutionnaire, et très particulièrement celle d'août 1944, justement comme des moments où la réalité prend la forme d'un décor. D'où l' aspect fonctionnel du récit sartrien de l'expérience politique de 1944. Dans une forme quasi romanesque, Sartre raconte l' Insurrection comme une histoire dont les personnages sont des héros combattants , c' est-a-dire les personnages historiques sont créés presque comme des personnages de fiction. "Carnaval de guerre" , "fête tragique et mortelle", "moment d'ivresse et de joie" - voilà quelques expressions avec lesquelles l' auteur, dans sa série de reportages ainsi que dans l' article La Libération de Paris: une semaine d 'Apocalypse, reconstitue la "cérémonie solennelle" de 1944 . Plutôt qu'un simple manque du "sens du réel", ce que ļon voit s' esquisser dans Ie recit sartrien de 1944 est une certaine conception du réel (plus précisément, du moment révolutionnaire) comme décor, scène, spectacle réalité historique et fi amalgamées.[20]

Au fond ce que j' ai toujours désiré passionnément, [...]c'est d'être au centre d'un événement beau. Un événement [...] qui ne suis pas en face de moi comme un tableau on un air de musique, mais qui soit fait autour de rn vie et dans rn vie, avec mon temps. Un événement [...] dont je sois l'auteur, comme le peintre est l'auteur de son tableau. Ce désir [...] de la beauté temporelle... " - écrit Sartre en février 1 940 (C.D.G. , p. 343) . Cet "événement beau" viendrait effectivement sous la forme de l'Apocalypse de 1944 - "Le plus beau souvenir de notre vie", comme l'évoque Simone de Beauvoir.[21] Vécue comme un moment de "beauté temporelle" (de la une certaine esthétisation sartrienne de la Révolution), cette "semaine d'Apocalypse" incarne parfaitement I' événement tant idéalisé " fait autour de rn vie et dans rn vie, avec mon temps". Recréé dans une forme quasi fi le, I' experience de 1944 devient une sorte de personnage principal du roman philosophique sartrien: un événement "dont je sois I' auteur, comme Ie peintre est I' auteur de son tableau".

F. Jameson a très bien montré (dans Marx and Form , Princeton University Press, 1971) que I' analyse sartrienne sur la Révolution française cherche à créer synthétiquement dans la pensée, a la manière d'un romancier historique, l'expérience historique concrète. Si dans "la vie des coutumes et des traditions - écrit Jameson ­ rien effectivement ne change ni ne se passe, il n'y a rien pour conter dans Ie sens narratif, [...] la particularité du moment révolutionnaire c'est qu'en lui I' histoire prend la forme d'événements variables, eile se révèle avec une continuité, avec un début, un milieu et une fin . On pourrait aÄ douter (bien que Jameson ne mentionne pas Ie role de l' Insurrection de 1944 dans la pensée sartrienne) que la "semaine d'Apocalypse" moment ou la vie quotidienne acquiert une grande valeur, ou il y a quelque chose "pour conter dans Ie sens narratif , ou ', l,histoire prend la forme d'événements variables" , ou même la forme d'un décor - amène Sartre a developper Ie problème (déjà esquissé par Roquentin dans La Nausée) de la recréation de I' action historique et, du même coup, ouvre Le chemin à la "méthode progressive-régressive".

Quelques mois avant la Libération de Paris, Sartre, réfléchissant sur L'oeuvre de Brice Parain, parle de "realiser l'universel avec sa propre chair ("comme dans Ie systeme de Kant") et de "découvrir soudain L'universel au coeur de l'individuel" (a partir de la dialectique hégélienne entre l' individuel et I' universel) (Sit., I, p. 208-209) . L' Insurrection de 1944 , conc;  exactement comme un moment ou chaque individu réalise '' l'universel avec sa propre chair", a dans la pensée sartrienne ñe pouvoir de consolider les bases d'une méthode calquée sur I' idee de syntĝse entre Ie singulier et L'universel. óegitimee par la preuve de L'histoire, cette idée peut se développer jusqu'à son aboutissement dans I' étude sur Ělaubert - cette monumentale tentative pour reconstituer l'universalité d'une époque historique a partir de la singularité d'une oeuvre II nous semble ainsi possible de dire que la "méthode progressive-régressive" cette méthode qui vise la "vraie dialectique du subjectif et de l' objectif" (Question de méthode, p. 80) - aurait cristallisé tHÉoriquement l'unité syntHÉtique" de 1944 . Sartre aurait élevé l'expérience historique vécue à la condition de méthode d'investigation philosophico- littéraire . En réalisant historiquement la synthèse que l' auteur poursuivait dans la forme fi du roman et dans la forme idéale de la philosophie, l'Apocalypse de 1944 fi par défi la physionomie elle-même de la pensée sartrienne : philosophie et litterature (forme fictionnelle)[22] liées de l'intérieur par une théorie de la révolution. Mieux: ni philosophie "pure" ni littérature "pure", mais plutôt un mouvement de passage entre les deč fait par la médiation d'une théorie de la révolution. "Suis-je philosophe? Ou suis-je littéraire? Je pense que ce que j' ai apporté depuis mes premières oeuvres, c'est une réalité qui soit les deux: tout ce que j' ai écrit est a fois philosophie et littérature, non pas juxtaposées , mais chaque élément donné est a fois littéraire et philosophique" (entretien avec M. Sicard, Essais sur Same, p. 380) . Une théorie de la temporalité révolutionnaire sous tend cette liaison intime de philosophie et de littérature, pourrait-on ajouter. óa "soudaine découverte" , en 1944 , de " l'universel au coeur de l' individuel" fonde ainsi une théorie de la temporalité révolutionnaire qui recèle en elle-même, indissolublement liés, roman, philosophie et révolution.

Si notre lecture est exacte, il devient possible d' adapter à Sartre lui-même ce qu'il a dit au sujet de Flaubert : "Plus tard, après réflexion, il mettra en place un schéma historique qui lui permettra de comprendre les événements de 1871 et rétrospectivement ceux de 1848 . [...] Et l'Éducation sentimentele [...] sortirai de cette longue rumination d'un événement qu'il n'a point vécu" (I.F. III, p. 448) . Mais c' est Saåre lui-même qui, après la óiberation, se met à la recherche d'un "schéma" philosophique et historique (d'où sa "rencontre" avec Ie marx qui lui permette de vraiment comprendre août 1944 et rétrospectivement 1917, 1871, 1848, 1830, 1789. Bref, un "schéma" pour rendre compte du problème de la Révolution. Dans ce sens, on pourrait dire que la Critique  de la raison dia1ectique et L'idiot de 1a famille sortiront "de cette longue rumination d'un événement" que Sartre, contrairement à Flaubert, a veĨu intensément. n pensera desoĉais l'hi toire dans la perspective de la Révolution, ou ijeux, la Révolution comme "le moment décisif de l'histoire” (Sit., X, p. 219).

Ce n' est donc pas par hasard que Ie problème de la révolution se trouve au fond de L 'idi de 1a famille. C'est un livre d'histoire : la révolution de 1848, etc. " - voilà comment Sartre définit  son étude sur Flaubert (Interview, Tribune Étudie te, nil 56, janvier-février 1962) . Ce qui est en jeu dans cette étude c'est, comme dit l' auteur dans un entretien de 1976, "Ie sens de la réalité de 1848" (Essais sur Sartre", p. 148) . Le propos de Sartre est de reconstituer, à travers la singularité d' une œuvre, Ie processus social qui aboutit au massacre de 1848 " (Sit., IX p. 119) . Cependant, Ie fait d' avoir en vue Ie problème de la Révolution n'implique pas, bien sûr, que la particularité de Flaubert soit négligée. On s' agit plutôt, d'après ce qu'on lit déjà dans Question de méthode, de comprendre Flaubert "comme universalité vécue dans la particularite" (p . 110) . Ce que Sartre veut faire dans Ie cas de Flaubert c' est bien ce qu 'il avait exalté, comme nous 1' avons vu, dans la méthode de Dos Passos : "rendre la singularité d'une vie" tout en montrant qu'elle recèle en elle-même Ie social. L 'icli de 1a famille représente justement une tentative pour sai l' oeuvre de Flaubert comme un moment unique et irréductible de 1 histoire du roman qui porte, dans sa singularité, Ie sens de toute une époque - "c'est le social" , comme disait Sartre au sujet des personnages de Dos Passos.

Mais, plus encore que Ie roman social américain, c'est Ie référentiel marxiste[23] (outre la psychanalyse) qui est sollicité par Sartre dans L 'ici de 1a famille pour accomplir son projet biographique annonce des L 'etre et 1e neant: "L'unifi irréductible que nous devons rencontrer, qui est Ělaubert et que nous demandons aux biographes de nous révéler [...] " (E .N. , p. 620) . Et quelques pages après : "Cette psychanalyse n'a pas encore trouvé son Freud tout au plus peut-on en trouver Ie pressentiment dans certaines biographies particulièrement réussies. Nous espérons pouvoir tenter d'en donner ailleurs deux exemples, à propos de Flaubert et de Dostoïevski" (E .N., p. 635). Pour aller plus loin, c' est-a-dire pour que ce projet biographique abstraitement envisage devienne concret sous la forme proposée dans Ie tome III de L 'icli de 1a famille - étudier Flaubert et "l'Esprit objectif au début de la seconde moitié du XIX siècle" -, Sartre est amené à chercher "la totalisation par des méthodes marxistes " (Sit. , Ù, p. 103) . Plus précisément, L 'icli de 1a famille veut de propos délibéré "remettre sur ses pieds" 1' '' idéalisme' ' de la notion hégélienne dÌ' Esprit objectif" et "indiquer la fonction instrumentale" que cette notion "peut remplir dans la perspective du materiali historique" (ť F. III, p. 43) . Dans la "perspective", donc, du matérialisme historique, Sartre prétend, à travers 1' étude sur Flaubert, mettre à 1' épreuve son idée de dialectique (développée dans la C.ŪD.) comme universel singulier. Partir d' un cas particulier pour atteindre "l'objectivité de 1' histoire" - voila Ie grand projet sartrien.

Ce projet d'une monographie historique concrète traverse l’œuvre sartrienne tout entière. Déjà dans L 'Imaginaire, Sartre indique, d'une manière encore vague, que ãon pourrait récupérer, à partir de la singularité du David de Michel-Ange, la vérité historique de la Renaissance. Mais c' est sans aucun doute dans Les carnets de 1a dr61e de guerre que ãon voit s' esquisser pour la première fois chez Sartre, tout au long de son analyse des rapports entre 1' empereur Guillaume II et 1' avènement de la Première Guerre, l'idée de monographie historique comme alternative pour les impasses de l' historiographie traditionnelle : "C 'est la méthode historique et les préjugés psychologiques qui la gouvernent - et non la structure même des choses - qui produisent cette division des facteurs de 1' histoire en couches signifi  parallèles. Ce parallèle disparaît si on traite Ie personnage historique a partir de 1 unité de son historia li ion. Mais je reconnais que ce que je crois avoir montre n' est valable que dans Ie cas ou 1' etude historique est une monogra ... " (C .D.G. , p. 386- 387) . Sartre ajoute que la biographie historique pourrait être un "correctif synthétique de la décomposition abstraite" opérée par la méthode historique traditionnelle (laqueÆe sépare ce qui, en reĤte, n' est que ''l'unité d'un même mouvement" - C.D.G. , p. 401 -402).

C'est dans cette perspective - la "perspective de la biographie", comme on lit dans Questions de méthode - que la "méthode progressive-régressive" va essayer de reconstituer la totalisation du processus historique. "U ne suffit pas - affirme Sartre utilisant l' exemple de Robespierre - de Ie montrer pousse par Ie mouvement de la Révolution; il faut savoir aussi comment il s' inscrit en e11e . Ou, si ļon veut, de que11e Révolution il est 1 abrégé, la vivante condensation. št c' est cette dialectique qui seule permettra de comprendre Thermidor" (Questions de méthode, p. 107) . pour échapper à la " fausse universalité" (dont "Marx était si loin") d'un certain "marĎsme paresseux" (qui "dissout Ie particulier dans l'universel" - "Hegel, du moins, laissait subsister Ie particulier en tant que particularité dépassée), "la méthode heuristique doit envisager Ie " différentiel" (Ie terme est emprunté à Merleau-ponty) - voila Ie point de vue développé dans Questions de méthode (voir en particulier les pages 48, 49, 107).[24]

U n' est donc pas fortuit, comme Jameson l'a bien remarqué (dans Marx and Fonn) , que Ie premier héros sartrien ait été un biographe - Roquentin. D' ailleurs, déjà dans Le prière d'insérer de la première édition de La Nausée (reproduit dans Les Écrits de Sartre) Sartre présente Ie travail du biographe comme un travail d'historien. En effet, nous semble-t-il, Roquentin anticipe certains problèmes théoriques que la guerre, et la "révélation" de 1' Histoire qui en résulte, posera pour Sartre. Tout se passe comme si, à partir des Garn de la de 1e de guerre , Sartre lui- même tentait de donner continuité, a la lumiere de l'expérience historique vécue, au projet biographique de Roquentin et à ses interrogations sur Ie problème de la reprise du passé par Ie present. De l' aventurier imaginaire du XVIIIe siècle, M. de Ro11 Bon, étudié par Roquentin, Sartre passe, dans un premier temps, au personnage historique réel Guillaume II. On connaît la suite : la tentative pour comprendre Brice Parain comme " un homme de l' entre- deux-guerres ë (dans Aller et Retour), l' etude sur Baudelaire, Jean Genet, Ma11 Arme, Tintoret, Joseph LeBon (manuscrit in 8 dit) , Ie scenario Ěreud (pour Le film de John Huston) , Staline (particulièrement dans la C.R.D., II).[25] Si L 'idiot de 1a famille represente 1' aboutissement de ce long itineraire historico-biographique , il ne faudrait pas oublier Ie grand projet sartrien (irrealise) de faire avec Robespierre (et la Revolution de 1789) ce qu'il a fait avec Flaubert (et la Revolution de 1848). Et il ne faudrait pas oublier non plus que cette entreprise biographique sartrienne est aussi une entreprise autobiographique: "Une autobiographie, mais plutôt sociale et politique qu'individuelle, sur ãevolution des gens de rn génération, de 1905 à la Libération, en passant par 1914, 1930, 1940 . A travers mon histoire, c' est celle de mon époque que je veux transcrire" (interview, Lib ti , 4 novembre 1953).

D'après Jameson (Marx et Form, c'est la pratique historiographique de Michelet qui marque Le passage d'une histoire écrite à partir du point de vue de la "vie individuelle" a une "histoire de la collectivité" , ou mieux, "Ie passage de 1' individualisme (avec son culte implicite de la personnalité) à un nouveau type de narration collective" (ou Ie heros c'est Ie "peuple", et non plus un certain personnage individuel, comme Ie dit Michelet) . ue ãon se souvient en outre de la manière dont Michelet lui-même présente "la Méthode et 1 esprit" de son Histoire de 1a Révolution fran r; : " ue d' hommes en un homme đ  [...] Rembrandt a fait trente portraits de lui, je crois, tous ressemblants , tous diff8rents . J'ai suivi cette methode. Si ãon prend la peine de suivre dans ces deux volumes chacun des grands acteurs historiques, on verra que chacun d' eux a toute une galerie d' esquisses, touchees chacune a sa date [ ... J. Nous nous sommes dit et repete un mot qui nous est reste present et qui domine ce livre : 1' histoire, c'est Ie temps" (PJeiade, v. 1, p. 290-29 1). Et dans sa conclusion, Michelet ecrit : " u' est-ce que 1' histoire? La spécification. Plus elle précise, caractérise, plus elle est historique, plus elle est elle-même. Mon mérite, celui de ce livre, c'est son effort constant pour échapper aux vagues généralités , pour retrouver la personnalité, la pénétrer en soi, la suivre en ses variations, la noter jour par jour" (v. 2, p. 995) . portrait biographique et temporalité historique (plus précisément, temporalité révolutionnaire) - voilà le binôme qui pourrait très bien résumer Le propos sartrien de chercher dans chaque "cas particulier" la synthèse des déterminations historiques de son époque. On atteint 1' histoire à travers la "spécifi on" , dit Michelet. A travers Ie " differentiel ", dit Sartre, grand lecteur de Michelet. Trouver 1 universel au cœur du singulier ce serait 1a manière d' échapper aux vagues généralités" , pour reprendre Miche Et, ou d' échapper à 1a " fausse universalité", pour reprendre Sartre. 1 tot qu'une image cristallisée, 1er portrait d'un individu doit, aussi bien pour Sartre que pour Michel 1 et, reçoit 1er en luiÐmeme 1e mouvement totalisateur du temps historique.

C' est dans cette synthèse entre biographie et histoire que 1a méthode sartrienne envisage Ie chemin pour accomplir ce que l' auteur appelle "universalisation lente qui se réalise par l' affi et Ie depassement du particuli " (Sit., IV, p. 80) . Amalgamant tout au long de son itinéraire depuis la technique du roman américain jusqu' aux "totalisations marxistes", passant sans doute par la pratique historiographique de Michelet, la méthode sartrienne, sous la forme de la monographie historique concrète, semble vouloir atteindre une issue pour les impasses, non pas seulement de l'historiographie traditionnelle, mais aussi de la philosophie et du roman tra²tionnels. Nous revenons ainsi à notre point de départ. Le "vrai roman" comme ersatz des formes philosophique et romanesque?

Adorno affirme, dans un autre contexte, que la littérature biographique "est un produit de la décomposition de la forme romanesque" (Notes sur la littérature, p. 38). Et encore: Ie reportage et Ie cinema auraient privé Ie roman "de bien des tâches qui lui revenaient traditionnellement" (p . 38) . r, c' est exactement dans Ie reportage, dans "la technique du journalisme américain" - cette technique de la simultanéité, du "recours au grand écran" -, que Sartre, comme nous l' avons vu, entrevoit d'abord la méthode qui puisse conduire à la synthèse universel- singulier. Après avoir lui-même mis cette technique à l'épreuve dans son journal de guerre,[26] dans les journaux clandestins et surtout dans ses reportages de 1944, Sartre trace Ie profil des Temps Modemes, lors de son premier numéro, par la voie du reportage Õ "n nous paraît, en effet, que Ie reportage fait partie des genres li et qu'il peut devenir un des plus importants d' entre eux. La capacité de saisir intuitivement et instantanément les signifi ns, l' habileté à regrouper celles-ci pour offrir au lecteur des ensembles syntHÉtiques immédiatement déchiffrables sont les qualités les plus nécessaires au reporter ce sont celles que nous demandons à tous nos collaborateurs" (" Présentation des Temps Modernes ", Sit., II, p. 29- 30) . Et dans Qu 'est-ce que la li ture?, tentant de caractériser ce qu'il appelle "une loi de la Prĥs", Sartre écrit Õ "Ceux d' entre nous qui ont collaboré aux feuilles clandestines, s'adressent dans leurs articles à la communaute entière.[ [...] La littérature de la résistance n'a pas produit grand- chose de bon. Mais cette expérience nous a fait pressentir ce que pourrait être une littérature de l'universel concret" (Sit., II, p. 257) . L'expérience de la littérature de résistance offre ainsi à Sartre une piste pour penser un nouveau type de relation entre reportage, forme journalistique a l' americaine, roman, philosophie et révolution. C'est de cette idée d'une "littérature de l'universel concret", née de l'expérience de la Résistance, que viendrait Le "real de la temporalité" (preÁgure à la veille de la guerre, comme nous l'avons vu dans la refl sur Ie roman américain dont l' aboutissement est Le "vrai roman" .

"Ce qui fait, je crois, l'originalité de notre position, c'est que la guerre et l'occupation, en nous précipitant dans un monde en fusion, nous ont fait, par force, redécouvrir l' absolu au sein de la relativité même" - écrit Sartre dans son bilan de 1947 (Sit., II , p. 245). En essayant de rendre compte de cette "redécouverte" de "l'absolu au sein de la relativite même", Sartre, fondant technique journalistique, roman, philosophie et révolution dans la forme de la biographie historique, envisage un nouveau type de narration philosophico-littéraire.[27]

Ce qui est en cause dans cet itinéraire de la pensée sartrienne - de L'être et le néant au "vrai roman" - c'est, nous semble-t-il, Ie problème de la forme de survivance de la philosophie et de la li dans Ie monde contemporain. On pourrait peut- être dire que la monographie historique concrète a dans la pensée de Sartre la même fonction que Ie roman comme forme narrative avait, selon la lecture de Jameson, dans la pensée du jeune Lukacs : faire face aux problèmes que la tHÉorie abstraite, la "philosophie pure" , ne peut pas résoudre, réaliser la syntŧse (qui se donnait en tant que forme idéale dans 'Esprit Absolu Mgeli entre Ie sujet et 'objet, ' '' esprit'' et la "matière". "Le roman, comme forme , c'est la tentative, dans les temps modernes, pour récupérer quelque chose de la qualité de la narration épique, en tant que réconciliation entre esprit et matière [...]. sous conditions de vie qui dorénavant rendent ' épopée impossible" - c'est ainsi que Jameson, dans Marx and Form , présente la tŧse de la Th ne du Roman de Lukacs. Mais dorénavant, d'après Adorno, c' est la narration elle-même, comme forme immanente au roman traditionnel, qui est devenue impossible dans les conditions sociales de la vie contemporaine. Si, apres la "decomposition de 'Esprit Absolu" , la "philosophie pure", comme ' indique Lukacs dans Histoire et Conscience de Classe, s' est revelee incapable de saisir Ie tout social (ce n' est pas par hasard que Ie marxi commence par la critique de la philosophie et aboutit a la critique de 'econorni politique), apres la "decomposition de la forme romanesque", selon Adorno, Ie roman en tant que forme narrative n'est plus, comme Ie pensait Ie jeune Lukacs de la Th ne du Roman, l'instrument privilegie pour devoiler la realite historique.

Bien que formulés d'une façon tout à fait différente par Sartre, ce sont ces problèmes concernant Ie statut de la philosophie ("il ne peut pas y avoir des philosophes en ce moment" , Sartr au Brésil, La Conférence d 'Arara qu ) et de la littérature ("il n'y en a plus, de littérature" , Sit., X, p. 114) a notre époque qui semblent être au fond de la recherche sartrienne d'un nouveau réalisme capable de "comprendre Ie monde social" (Questions de méthode, p. 123). D'Oll l'idée de monographie historique comme succédané contemporain pour la Philosophie Traditionneăe et pour Ie Roman Traditionnel . Du Lukacs de la TIMone du Roman au Sartre des reportages et des monographies histori ues, ce qui est en jeu c' est, pour ainsi dire, l'idéal du concret", la tentative pour récupérer effectivement, chacun a sa manière et d'après les conditions sociales du moment, " quelque chose de la qualité de la narration épique", c' est-à. dire la synthèse entre subjectivité et objectivité, particulier et universel, "esprit et matière". Dans les deux cas, pourrait -on ajouter, il s' agit d'un même propos (malgré la différence substantielle entre leurs instruments toriques) de rendre compte de la totalité historique.[28] Ou rn d'un propos de saisir dans la pensée, a. travers une tHÉorie de la révolution (qui n'est pas la même dans les deux cas, bien entendu) , Ie mouvement historique réel: "c'est 1' evenement qui doit être écrit littéraire et qui, en même temps, doit donner un sens philosophique" - dit Sartre au sujet de sa méthode (Essais sur Sartre, p. 380) . Si Ie "realisme", comme l' écrit Jameson glosant les thèses du jeune Lukacs , "dépend, de même que la prĥs révolutionnaire elle-même, de moments historiques privilégiés ou 1' accès au social en tant que totalité peut à. nouveau être réinventé", il nous paraît possible de considérer la "réinvention" sartrienne du "réalisme", sous la forme du "relai de la temporalité ", comme une tentative contemporaine pour acclimater l'idéal de synthèse de la vraie narration aux nouveaux temps, aux Temps Modernes d'une France profondément marquée par 1' experience de la Guerre, de 1' Occupation, de la Résistance et de l' Insurrection de 1944 . De même que pour Ie jeune Marx la Révolution devait réaliser l'idéal de la philosophie (idée reprise par Lukacs dans Histoire et Conscience de Classe) et pour Ie premier Lukacs (selon 1 interprétation de Jameson) la Révolution devait réaliser l'idéal du roman, pour Sartre, comme nous 1' avons VU c' est la Révolution (incarnée particuli dans lÌ'Apocalypse" de 1944) qui réalise son idéal philosophico-littéraire de synċhese entre 1 universel et Ie singulier.[29] 

II est vrai que, dans un cerċain sens, la tHÉorie sartrienne de la Révolution tend à. généraliser - de la. son aspect plus problemaċique - philosophiquement et littérairement l'expérience politique de 1944 . Philosophiquement 1' expérience historique concrète devient souvent a. l' intérieur des analyses de Sartre presque une catégorie spéculative - et dans ce cas on ne pourrait pas parler de dépassement mais plutôt de simple reprise de la forme spéculative traditionnelle. Littérairement travaillant avec Ie "myċhe" de la Résistance, la méthode " fictionnelle" sartrienne tend à traiter les personnages historiques réels comme des personnages de fi est bien dans ce sens un "vrai roman" Mais, en sens inverse, ce "vrai roman" est en même temps un "roman vrai":[30] à l'intérieur de ce mouvement spéculatif de la pensée sartrienne il y a une expérience historique réelle sa méthode fi reproduit, "re totalise", recrée, ou même anticipe, un processus historique concret. Imprégnée d'un bout à l'autre du mouvement de son époque, l'œuvre sartrienne est à la fois Áction et vérité historique. De là vient sa fécondité .

* *

De là vient aussi son succès à l'après-guerre, faudrait-il ajouter "n y avait du moins à première vue, un remarquable accord entre ce qu'il apportait au public et ce que celui- ci réclamait" - écrit Simone de Beauvoir a propos du succès de Sartre (La Force des Choses, p. 62) . Mais qu'est-ce que ce public réclamait? Ou, formulant la question différemment, de quelle façon on particulière Sartre exprime-t-il son époque?

"Ces jeunes lecteurs sont deĊaitistes" - affi Sartre au sujet du public de Flaubert : "ils demandent à leurs écrivains de montrer que l' action est impossible, pour effacer leur honte d' avoir raté leur Révolution" (Questions de méthode, p. 59). Or, on pourrait dire exactement le contraire d' une France qui venait de fêter ça óiberation. Dans cette France de la " fraternité virile", pour utiliser une expression récurrente chöz Malraux et chez Camus ("nous avons vécu les années de la fraternité virile", écrit ce dernier dans ses Écrits Politiques, p. 20-2 1), il n'y a pas de place pour des deĊaitistes : ce que l'on réclame c'est plutôt une philosophie de l' action, de l' engagement, de la "liberté Mroıque" pour "effacer" la "honte" de la de Ċaite de 1940 . L'oeuvre sartrienne, incarnant tHÉoriquement Ie "mythe" de la Résistance, offre a toute une génération la possibilité de se racheter de cette "honte" - antidote, donc, contre Ie " chagrin" de l' '' eĪondrement'' C'est tout Le "charme" de la tradition révolutionnaire française, pour me servir de l'expression d'engels, qui sera désormais solennellement restitue au public sous la forme d'une philosophie de l' ''Apocalypse''.

"On prendra un moment où Flaubert paraîtra en avance sur son époque [ . . . J parce qu 'il est en retard sur elle, parce que son œuvre exprime sous un masque a une génération degoutee du romantisme les désespoirs posÍromantiques d'un collégien de 1830" - lit-on dans Questions de méthode (p . 58) . Et dans L 'idi de 1a famille on retrouve la même idée Õ "L' auteur ne peut être contemporain de ses contemporains que s'il est, tout ensemble, en retard sur eč et en .a nce. Bien souvent d'ailleurs - pour ne pas dire toujours - l' avance est déterminée par "Ie retard" (I.F. III , p. 42 1). Rien de plus vrai dans le cas de Sartre lui-même. élaborée durant les sombres moments de L'Occupation, la tHÉorie sartrienne d'une temporalité qui guérit est, comme nous ųvons essaye de Le montrer, à la fois une reprise du passé révolutionnaire de la France (il suffit de rappeler la conception apocalyptique, professée par les révolutionnaires du XVIe siecle, de la Révolution comme salut, rédemption) et une anticipation de lÌ 'Apocalypse" de 1944 . Mieux: en récupérant Le passé révolutionnaire, cette théorie anticipe Ie present politique de 1 944 - elle devient, avant Ie temps, contemporaine de ce présent. Le retard (l' attachement aux idées en cours au XViIe siècle) résulte donc en une avance ( l 'image préalable de la " liberté MroĮque" de la Résistance) . Comme dit encore Sartre, "dans nos sociétés en mouvement les retards donnent quelquefois de l'avance" (Les Mots, p. yy).

Le lecteur de Sartre à l'après-guerre (ce lecteur qui a vécu la "résignation" de 1940 et les espoirs nés de la Résistance) reconnaît dans Ie mouvement de la pensée sartrienne (de l'idée d'une temporalité qui détruit fatalement à l'idée d'une temporalité qui guérit) Ie mouvement de sa propre histoire sociale et politique. Du "chagrin" de lÌ ' effondrement" au salut par un temps qui guérit, par une philosophie de la liberté et de l' engagement - voila ce que l' oeuvre sartrienne offre, à partir de 1945, à un lecteur "degoute" de l'expérience de l' Occupation et enivre par la "liberté renaissante", pour employer une expression récurrente dans la presse de l'époque.

"L'époque nous servit" ŏ écrit Sartre dans Mer1ea u-Pon ty vi t -: "il y avait entre Français une transparence des coeurs, inoubliable, qui était l' envers de la haine. A travers cette amitié qui prÉférait tout d' avance en chacun pourvu qu'il détestait les nazis, nous nous reconnues ; les mots essentiels furent dits : phénoménologie, exi ; nous découvrîmes notre vrai souci" (Les Temps Modemes, nQ 184- 185, 1961, p. 307) . Mais, faudrait-il insister, ces "mots essentiels" sont dits avant même ce moment de " fulguration de l' exi ", tel que Merleau-Ponty Ie defi dans Ie numéro inaugural des Temps Modemes ("La guerre a eu eu"). En ce sens, on pourrait dire au sujet du cas particulier de L 'être et 1e néant ce que Sartre dit à propos de l' oeuvre de Parrain et de Proust : "n souffre d'un retard léger, il n'a pas été transrun a l' heure fi ee - tout juste comme l' oeuvre de Proust, écrite avant la guerre de 19 14, lue après - et c' est à ce retard, a cette dissonance légère, qu'il devra sa fécondité" (Sit., I, p. 180) . Écrit pendant la guerre et l' après,[31] L'être et 1e néant souĪre lui aussi d'un "retard léger" . Et si dans ce cas pareillement la fécondité vient du retard, c' est parce qu'il est la "reponse anticipee", pour reprende l' expression d'Adorno, a la constitution ¤'un nouvel ordre social - plus precisement, a la constitution d' un mon¤e qui, tout en sortant de la lutte contre Ie totalitarisme nazi, erige la berte comme "mot essentiel" . C' est l' image abstraite de ce monde que nous trouvons obj quement préfi dans L'être et le néant.

Ayant donc anticipé Ie vocabulaire d'une époque emportée par la "puissance de la liberté", d'après la deÁĵtion de Sartre lui-même, la philosophie sart peut trouver à l'après-gu l'énorme succès qu' a connu­ Si 1940 "pèse comme un cauchemar", pour utiliser l' expression de Marx, sur une France qui, en 194y, tente de retrouver sa place dans Ie monde, la philosopĬe sartrienne de la "libre Mroıque" permet d'exorciser Ħe cauchemar et de reconquérir I' espoir. C'est dans cette conjoncture que Les Temps Modemes naissent avec un propos délibéré : "Notre préoccupation doit être de serv la littérature en lui insan un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lČ donner la littérature qui lČ convient" ("Presentation de Temps Modees", Sit., II p. 30). A ce moment-la ou toute neutrate, toute "attitude contemplative", pour revenir aux mots d'Adorno, est devenue un "sar sanglant", L'oeuvr sar en évoluant vers une pensée de l' engagement, donne effectivement à la coÆectivite ce qui lui convient. āÛi, encore une fois, la sartre sur Flaubert peut illuminer (bien ĸue cette laere soit presque toujours obque) l'itinéraire de Sartre lui-même: "Flaubert se voit voler son oeuvre, il ne la reconnaît plus [ ... J. Quelle pouvait donc être cette époque pour qu' elle réclamait ce livre et pour qu' elle y retrouve mensongèrement sa propre image» "(Questi de meth de, p. 1 13). Dans la pensée sartre de l' engagement, dans cette incarnation de l' esprit de la Résistance "héroïque" , Ie public reconnaît ("mensongèrement", quand on pense qu'en fait la presque totĤte des Françai même si elle n'a pas collaboré, du moins n'a pas résisté) l'image qu'il réclame, c'est-a-dire celle qui lui convient­ Inutil de rappeler la perpète des "estancia sets " face au succès soudain de leur mouvement de rénovation culturelle (et face aussi à cette étiquette qui leur a attribuée) . "Porté-par des autres", comme Ie t Genevieve ādt faisant référence, dans un exposé inédit, justement au succès de l" ' ec·ture sar ń, Sar représente pour toute une génération une sorte de metteur en scène dont la caméra, par la technique de la sirn "permet de situer notre Ĭstoire dans l'uĵvers entier", pour reprendre les mots apologétiques de l' auteur au sujet du Cinéma (Un film pour L'après-guerre).

* *

II n' est pas fortuit que quand le "mythe" de la Résistance devient insoutenable, quand ses idéaux libertaires sont écrasés par la décélération de l'élan révolutionnaire dans Ie monde et par la consolidation sans précédent de I' ordre capitaliste (processus qui en France est marqué par L'institution de la {e République, en 1908), la philosophie sartrienne de la liberté et de la révolution entre en déclin. Une fois ébranlée la base historique qui avait soutenu "l' offensive exi e", d'après l' expression de Simone de şeauvoir, "les espoirs socialistes de 1944 " palissent et les rêves d'une "génération intellectuelle" se volatilisent - "la Résistance était en miettes", dit Sartre évoquant cette période (Mereau-Ponty vit) . A partir des années 60, comme on Ie sait, se fait jour l'éclosion d'un type de pensée qui exalte la désagrégation du sujet et conduit à ce que Sartre avait déjà dénoncé, tres precocement, comme "idéologies de repli", c'est-a-dire des idéologies qui, fermees dans Ie discours, aboutissent aô."reçus de l'histoire, de la dialectique et de la révolution" . Désormais, c'est l'idée de "crise" du marx et de la dialectique qui sera au- devant de la scène inteÆectuelle uanr;ai C'est la fin de la vogue sartrienne, c' est la fin d'une époque historique : l'après guerre avait fini de finir", écrit Simone de şeauvoir dans La Force des Choses (p . 359).

Aujourd'hui, tant d' annees apres Ie déclin du mouvement " exi tiali te" , Ie type de problématique élaborée par Sartre est devenu, si l'on considere Ie point de vue prépondérant dans Ie panorama intellectuel français (et pas seulement français is), un genre désuet. L'idéologie en vigueur décrète - d'une manière abstraite, puisqu'il s'agit justement d'un décret - la fin de l'ère des révolutions et Ie début d'une ère post-tout: post-societe industrielle, post-lutte de classes, post-economie politique (c'est Ie cas de baudrillard) , post-marxi , post- dialectique, post-socialisme, postmodernité (Lyotard, par exemple). Ce discours essentiellement critique de la révolution conduit à ce que l'historien Thompson a diagnostiqué comme un état de "profond conservatisme".

En ce moment marqué par la stérilité des idéologies post- modernes, en ce moment ou les chemins de l'histoire semblent si obscurs ("periode de decadence" et de "totale désorientation", pour utiliser les expressions avec lesquelles Horkheimer se réfère au capitalisme tardif) , ressortent encore plus la fécondité et la vitalité de la pensée sartrienne - cette pensée qui a su faire face aux grands problèmes théoriques et politiques de notre époque "écrivain- chevalier", selon la formule des Mots, Sartre a essayé (quoique plusieurs fois d'une façon ambiguë et paradoxale) de lutter sur deux fronts. D' un côté, contre la "dégénérescence du maxi ", l' autre aspect de la "dégénérescence" de la Révolution. en ce sens, résonnent fortement de nos jours les mots avec lesquels Sartre, en 19 y6, après avoir condamné l' invasion de la Hongrie, anticipe, pour ainsi dire, Ie processus social en cours dans l'Europe de l'Est: "C'est avec les royalistes que la Révolution française a fait la République et les republicain  ; c' est la déstalinisation qui déstaliniser les dessalinisateurs " (Sit., ŭII, p. 26 1). Et encore: "la déstalinisation est en cours, c' est la seule politique qui serve, dans Ie moment présent, Ie socialisme, la paix, Ie rapprochement des partis ouvriers" (Sit., ŭII, p. 307) . Cependant, d'un autre côté, Sartre n'a jamais cessé de dénoncer les dangers inhérents aux tentatives de se débarrasser trop rapidement de la perspective du marx  et, par conséquent, de celle de la lutte de classes et de la révolution. "Le danger de détérioration bureaucratique d'une révolution est toujours très grand et constamment présent", dit Sartre en 1970 dans une interview accordée à New Left: "L'idée d'une libération totale et instantanée est une utopie. [...] Mais celui qui 'en tire argument pour ne pas faire la révolution et pour ne pas lutter dès maintenant pour elle est tout simplement un contre-révolutionnaire' (Sit., IX, p. 129- 130) . Et dans son dernier grand essai politique, Le socialisme qui venait du froid, Sartre, condamnant l'écrasement, au nom du "socialisme" sovietique, du printemps de Prague - cette expérience qui a fait renaître le¡ "immenses espoirs" et ''l'optimisme marx" immanents à la Révolution de 1917 -, formule ce qu'il considère "la question fondamentale de ce temps": "comment s'unir, liquider les vieilles structures ossifiées, dans quel sens produire les nouvelles pour éviter à la révolution prochaine d' accoucher de Ce soci iisme-lc'l ?" (Sit., IX p. 276) . Mais n' est-ce pas là la question qui demeure toujours fondamentale pour la gauche a notre époque? Comment empêcher la révolution de dégénérer en stalinisme? Et, en même temps, comment éviter que l'écroulement du socialisme réel ne finisse par entraîner avec lui l' aspiration vers un socialisme libertaire et , dans cette mesure , par négliger la lutte pour la justice sociale (problème vital de survie surtout dans les pays du Tiers Monde)?

L'actualité de cette " question fondamentale" formulée par Sartre se fait vivement sentir en ce moment ou l'on tente d 'utiliser Ie processus social en cours dans l' Europe de l'Est (l'escalade du Front national en France et la reprise, dans l'Allemagne de Helmut Kohl, du vieux slogan bien connu préconisant une Grande Allemagne en sont de bons exemples) pour éclipser ce qui, comme on Ie lit dans Qu 'est-ce que la littérature ?, a été la grande conquête du marxisme : Le dévoilement de "la réalité de l'oppression et de l'impérialisme capitaliste, de la lutte des classes et de la misère " (Sit . II, p . 246) . Et plus loin dans cet essai de 1947, examinant Ie probleme des rapports entre "révolution socialiste" et liberté, Sartre écrit quelque chose qui concerne toute la gauche : " On a souvent prétendu qu' elles [révolution socialiste et liberté) n'étaient pas conciliables : c ' est notre affaire de montrer inlassablement qu'elles s 'impliquent l'une l'autre" (Sit . II, p. 298).

Aujourd'hui, dix années après la mort de Sartre, pensant à la portée de son oeuvre, cette oeuvre qui , justement parce qu' elle a fait des vrais problèmes de notre époque sa matière, aide encore à illuminer la scène du siècle , il nous revient à l' esprit, au sujet de l' auteur li-même , ses propres mots : "les grands auteurs s' apparentent aux chevaliers errants en ceci que les uns et les autres suscitent des marques passionnées de gratitude " (Les Mots , p. 142).



[1] Departamento de Filosofia - Faculdade de Filosofia e Ciências - UNESP - 17500 - Marília - SP.

[2] Ce qui compte ici, bien entendu, c'est I 'interprétation sartrienne de Flaubert.

[3] Sartre attribue fréquemment au roman américain la fonction que Le "subjectivisme" d' un Proust au Ie "naturalisme" d'un Zola ("1 objectivité absolue [ . . . 1 est rigoureusement équivalente à 1 absolue subjectivité" , Sit . II, p. 328) ne pourrait pas accomplir : rendre compte du social dans sa totalité. Si Ie "subjectivisme" de Proust reste prisonnier de la "vie intérieure" - d' ailleurs son "analyse intellectualiste" "ne peut opérer C .. ) que sur un fond d 'irrationalité totale" (L 'litre et le néant, p. 209) -, Ie naturalisme de Zola ne nous donne pas non plus Ie tout social (malgré son propos de Le décrire) : "Pour les naturalistes, la réalité c'est 1 apparence, telle que la science positiviste 1'a organisée" (Sit . , I. p. 277). II convient de signaler rapidement que la critique adressée par Sartre au naturalisme est parfois très proche de celle que Lukacs, dans son célèbre essai de 1 936, "Raconter ou décrire? " , lui a aussi adressé.

[4] Encore sur l'influence de la littérature américaine : "Si L'Etranger porte des traces si visibles de la technique américaine, c'est qu'il s'agit d'un emprunt délibéré", affirme Sartre au sujet de l'oeuvre de Camus (Sit., I, p. 106). Et au sujet de sa propre œuvre littéraire, particulièrement Le Sursis, Sartre, soulignant qu'il a voulu "éviter" la manière dont Zola parle "d' une nation comme d' une seule personne", précise: "J'ai dl! avoir recours au "grand écran"1 1. J'ai tenté de tirer profit des recherches techniques qu'ont faites certains romanciers de la simultanéité tels Dos Passos et Virginia Woolf" (Prière d'insérer pour L'Age de Raison et Le Sursis, Les écrits de Sartre, p. 113). Cette technique de la simultanéité, ce "recours au grand écran" , que Sartre emprunte à la littérature américaine vient surtout du "vrai" cinéma tel que l'auteur Ie considère - celul capable de peindre "une grande fresque sociale" ("Un film pour l'après-guerre", Les Lettres Fran;:aises, avri! 1944). Le cinéma a toujours joué un rôle très important dans la pensée sartrienne. "n y avait un mode d'expression - écrit Simone de Beauvoir - que Sartre plaçait presque aussi haut que la littérature: Le cinéma" (La force de L'âge, p. 59). En ce sens, il convient de rappeler ce discours prononcé par Ie jeune Sartre : "Je prétends que Le cinéma doit servir à votre culture au même titre que Ie grec ou la philosophie. [ .. I C' est, de tous les arts, Ie plus proche du monde réel" ("L' Art cinématographique", reproduit dans Les écrits de Sartre). Ce discours de 1931, exaltant encore la "polyphonie cinématographique" (capacité de développer avec beaucoup de rapidité "plusieurs thèmes simultanément"), nous aide à mieux comprendre l'idée, présentée par l'auteur plus tard (dans Les Mots, par exemple), de "toucher à l'absolu" à travers le cinema.

[5] "Le survol qu'aimait tant pratiquer nos prédécesseurs était devenu impossible" . affirme Sartre en 1947 (Sit., II, p. 242-243).

[6] "Et voici qu'à présent j'entrevois une théorie du temps", écrit Sartre, quelques mois après, dans Les carnets de la drôle de guerre, p. 257.

[7] "Le Futur n'a pas d'être en tant que Futur", lit-on dans L'être et le néant (p. 168).

[8] Dans son journal de guerre. Sartre, utilisant la même image de déchirement de l'essai de 1939, écrit : "La guerre [ ... Je range patiemment les œuvres de l'homme et parfois, entre les choses et demi digérées, [ .. . 1 un rapport neuf! et maléfique s'établit brusquement" (La mort dans i'ame, p. 1571)

[9] Et cela même au sens littéral car. Comme on le sait, les horloges furent alors avancées d'une heure.

[10] A propos de l'état d'esprit dominant à l'époque, c'est intéressant de rappeler ce passage de Julien Gracq, tiré de son Balcon en forêt: "Pour la dernière fois peut-être en 1914 les hommes étaient partis avec !'l'idée de rentrer pour les vendanges en 19391 ... 1 Ils savaient au fond d'eux-mêmes qu'ils ne verraient qu'une terre ou serait passé Ie feu". Après l'armistice, comme l'indiquent les documents de l'époque, "Ia conviction que L'Europe serait allemande" est devenue un sentiment presque hégémonique parmi les contemporains. "C'est le cœur serré que je vous dis qu'il faut cesser Le combat" - ordonna Pétain Le 17 juin. "Chacun est rentré chez soi", c'est ainsi que Jean Cassou évoque l'état de "résignation" régnant en 1940. "il y a un vide énorme. C .. ) Nous avons été pris d'un immense dégoût pour cette guerre ratée", écrit Sartre, en août de 1940, dans son journal (La mort dans Une, p. 1583)

[11] Témoignage extrait du documentaire Femmes dans la guerre, une série de cinq émissions présentées par G. Guidez.

[12] "Si nous pouvons tenir tête, toute L'Europe recouvre un jour sa liberté", disait Churchill en juin 1940.

[13] D'où. par exemple. Le titre d'un éditorial du Combat en 1944 s La France perdue etre tr 6 cette France "perdue et retrouvee". Selon Le journal, c'est la France des révolutions.

[14] Ce qui compte ici. bien entendu. Ce n'est pas la réalité de la collaboration, mais plutôt comment toute une génération, et particulièrement Sartre. a élaboré Le Mythe de la Résistance. "Les forces de la Résistance sont presque un mythe". écrit Sartre dans ses reportages de 1944.

[15] Dans ce sens. rappelons encore ce passage de Simone de Beauvoir: quand I ... J les Français ont dû décider de leur attitude en face de l'occupant I ... J. ils ont dû choisir librement ... J" (L 'Exi tenti et 1a Sagesse des Nati  Nagel. p. 93-94). Faisant référence à la France de l'occupation. Merleau-Ponty écrit: "Nous avons vécu ... J un de ces moments ou l³histoire en suspens, les institutions menacées exi de l'homme des décisions fondamentales I .. .]" (Humanisme et Terreur, p.43). Si Sartre a converti, comme Ie dit T. Adorno, la catégorie kierkegaardienne de décision en "croyance dans la liberté absolue de décision" (Dialectica Négatif Madrid, Taurus, p.55), c'est parce qu'il généralise théoriquement l'expérience politique de la Résistance. D'ailleurs, Sartre IiÆmeme, critiquant ses premières pièces, affirme : "pendant la Résistance I ... J il fallait accepter les risques de l'action I ... J. J'en ai conclu que, dans toute circonstance, il y avait toujours un choix possible. C'était faux" (Sit., IX P 100).

[16] Faisant un bilan de l'influence de la guerre sur sa pensée, Sartre dit : "En fait, j'aurais dû commencer à découvrir cette force des choses des L 'etre et Ie neant" (Cit., IX, p. 99). Mais ensuite il ajoute : "L 'etre et Ie neant retrace une expérience intérieure sans aucun rapport avec l'expérience extérieure - devenue, a un certain moment, historiquement catastrophique - de l'intellectuel petit bourgeois que j'étais" (p. 102).

[17] "Pendant l'hiver 1939) 1940, j' etais déjà en possession de la méthode et des conclusions principales" - affirme Sartre, dans Questions  de Méthode (p. 42), au sujet de L'être et le neant.

[18] J' ai essayé de montrer ailleurs ("Le thème de la Révolution dans la pensée de Sartre", Études Sartre ĉ, Cahiers de Sémiotique textuelle, n 18, Publidix 1990) que Ie concept sartrien de "groupe en fusion" a ete peut-etre forge a chaud pendant les événements de la "semaine d'Apocalypse" de 1944. Sartre lui-même a assisté à la formation d'un groupe en fusion et a tenté de décrire ses structures dans sa série de reportages pour Combat.

[19] Comme on le sait, Horkheimer et, après lui, habermas ant critique Husserl justement en tant que représentant de la "Théorie Traditionnelle", ceĚe pensée qui succombe à ]' [l'illusion de la théorie pure".

[20] En ce sens qu' on se souvient que Sartre, critiquant Jules Renard, dit que 1 qui manque "la puissance nécessaire pour reconstruire la réalité [ ... comme Proust" (C.D.} .. p. 422).

[21] Film "Simone de Beauvoir". Série Témoins. de J. Dayan et M. Ribowska. 1983.

[22] J’utilise la fiction guidée, contrôlée, mais fiction quand même", affirme Sartre au sujet de son étude sur Flaubert (Sit., IX p. 123)

[23] J'essaie de donner une méthode plus ou moins révolutionnaire parce qu'il est marx et affi đrtre a propos de L 'Idi de Ja Famille (Sit., X, p. 114).

[24] La critique développée par Sartre, particulièrement dans Questions de Méthode, contre Ie marxisme mécaniste (qui n'engendre qu'un "squelette d' universalité", comme Ie dit encore l'auteur) reprend Ie point de vue soutenu par Merleau-Ponty dans les années 40. " útre marx I . . . J ce n' est pas renoncer il 'individu I ... J. C' est bien rejoindre l' universel, mais sans quitter ce que nous sommes" - écrit MerleAu-Ponty dans "La guerre a eu lieu" (Sens et Non-Sens, Nagel, p. 264-265). Ou encore: "Nous n'atteignons pas l'universel en quittant notre particularité, mais en faisant d'elle un moyen d' atteindre les autres" ("Le Métaphysique dans l' Homme", Sens et Non -Sens, p. 162).

[25] Perry Anderson définit (In the Tracks of Historical Materialism) Ie projet du tome II de la C.R.D. comme une tentative pour construire l'intelligibilité de toute une époque historique et d' une formation sociale - URSS de 1930 À 1950 - II travers la figure de Staline comme instance finale d'unification".

[26] Au sujet de La mort dans J 'aime, fragments de journal, Michel Contat écrit : "On y voit Sartre aux prises avec une forme qu'il avait déjà exploitée, dans La Nausée, celie du journal, qu'il tend à tirer, d'un cÔté, vers Ie pur récit romanesque à l'américaine µrelation sans commentaires de faits et de comportements) et de l'autre, vers la méditation. Si cette dernière, dans La Nausée, était métaphysique, elle commence ici a devenir a la fois historique et exi (Oeuvr Romanesqu Pléiade, p 2134).

[27] Jameson parle, dans Marx and Form, de "par biographical-narrative" chez Sartre. Michel Contat, a son tour, écrit : "Ia philosophie de Sartre (son matérialisme historique subjectif, si I'on veut) est dans sa démarche même une philosophie narrative: Ie roman et L'autobiographie (Le roman autobiographique) sont constitutifs de son expression" (préface aux Oeuvr Romanesques, Pléiade, p. XlI).

[28] Lorsque Lukacs, en 1947, critique l'Existentialisme français" - critique qui a déclenché, comme on :le sait, une polémique avec Sartre et Merleau-Ponty -, il ne: se fait pas a partir du point de vue de ses premières oeuvres (lesquelles il avaIt déjà reniées), mais à partir du point de vue officiel de la orthodoxi sovietique.

[29] Réfléchissant sur Ie "marxisme occidental", et faisant une analogie entre l'oeuvre de Sartre sur Flaubert et celle de Benjamin sur BaudelaIre, Perry Anderson écrit que "l'esthétique est devenue Ie pont par lequel la philosophie tente de s' approcher du monde concret" (Considerations of Western Marxism). Mais après avoir reconnu cela, Perry Anderson, généralisant, affirme curieusement que Ie "marxisme occidental" comme un tout aurait renversé l'itinéraire de Marx (de la philosophie veē l'économie politique), c' est-a-dire qu'il serait retourné aux domaines de la "phil pure". D'un côté, c'est bien vrai que les représentants du marxisme occidental" etudies par Perry Anderson (spécialement Lukacs, l'école de Francfort et Sartre) n'ont pas fait la critique de l'économie politique. Mais ce qu'ils ont élaboré est, comme nous essayons de Le montrer dans Ie cas particulier de Sartre, quelque chose de beaucoup plus complexe qu 'Un retour pur et simple à la philosophie pure". En outre, dans: le cas spécifique de Sartre il n'y aurait pas de sens de parler de "renversement" de l'itinéraire de Marx parce que l'auteur n'a ni commence par l'économie politique (au contraire, il a commencé par la "philosophie pure" telle qu'elle se définit dans L'être et 1e néant) ni n'est jamais passé par elle.

[30] Je voudrais qu'on lise mon étude comme un roman [...] Je voudrais en même temps qu'on le lise en pensant que c'est la vérité, que c'est un roman vraię - de Sartre au sujet de L 'Idi de la fami (Sit.. Xh p. 94).

[31] "Achevé au début de 1943, ÿe livre parut en été et, étant donné les circonstances, passa un peu inaperçu. ĜC fallut attendre 1945, année où la vogue soudaine de Sartre attira sur son oeuvre maîtresse une attention qu'aucun ouvrage philosophique n' avait connue précédemment, pour que les commentateurs s'en emparent [...]" - litÁon dans Les écrits de Sartre (p. 86).